Une tradition ancestrale : la pêche à la senne

Une prise miraculeuse

Fin mars 2017, des pêcheurs de Basse-Terre en Guadeloupe ont ramené dans leurs filets, selon leur estimation, pas moins de 10 tonnes de poisson. Événement rare et spectaculaire qui a fait les choux gras de la presse locale, dont un reportage de RFO TV, Guadeloupe 1ère. Ce type de pêche devenu exceptionnel aujourd’hui était très courant autrefois chez nous, aux Saintes, où les équipages étaient beaucoup plus nombreux et les « pirogues à senne » prêtes à s’élancer, aussi bien dans la baie elle-même que dans les eaux profondes avoisinantes. On peut épiloguer sur les raisons de la rareté du phénomème, disons même de la disparition irréversible d’une tradition ancestrale : diminution du stock de poissons, impossibilité de lancer ses filets dans la rade à cause de la présence de bouées d’ancrage et des nombreuses embarcations qui s’y amarrent, navigation quasi permanente et bruit incessant des moteurs, antifouling délétère des carènes en suspension dans l’eau…
Qu’importe, ce qui est sûr, c’est que les Saintois d’aujourd’hui ne voient plus les pêcheurs senner dans leur rade comme autrefois, à l’époque où la baie était silencieuse, libre de toute entrave flottante ou immergée et où toute la communauté insulaire participait joyeusement au coup de senne…
http://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/peche-miraculeuse-basse-terre-457655.html

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Coulirous pêchés à Basse-Terre le 27 mars 2017 – Ph. Guadeloupe 1ère

Une réalité vécue 

Cette tradition ancestrale de la pêche à la senne dans la baie des Saintes, aujourd’hui disparue, je l’ai évoquée dans mon récit autobiographique Fragments d’une enfance saintoise, petit ouvrage sans prétention paru aux Ateliers de la Lucarne en 2008 et trois fois réédité depuis. Ce récit que je me permets de vous présenter aujourd’hui, ne le prenez pas comme le signe d’une absence présomptueuse de modestie, mais comme le témoignage d’une réalité vécue à laquelle enfant puis adolescent, j’ai maintes fois participé, comme tant d’autres Saintois de ma génération et des précédentes. Nous sommes ici en septembre 1952. Juste après le passage de l’ouragan Charly qui ravagea le littoral et laissa meurtries les façades des maisons situées comme la nôtre à deux pas de la mer. Mais qui occasionna aussi, comme toujours en pareille circonstance, un élan de solidarité propre aux petites communautés éloignées de tout et dont les membres, pour survivre, n’ont d’autre choix que de se serrer les coudes et de s’entraider, en dépit des divergences inévitables qui habituellement les séparent ou les divisent.

DÉBUT DU RÉCIT

Une manifestation de solidarité

Dans les deux ou trois jours qui suivirent le passage de l’ouragan Charly, une arrivée massive de poissons dans la baie mit notre île en émoi et fut pour nous l’occasion d’une nouvelle manifestation de solidarité spontanée. Car si nous savions nous serrer les coudes face au danger, nous savions aussi nous retrouver dans d’autres circonstances comme celle qui se présenta après la dure épreuve du cyclone : une pêche miraculeuse.

Pêcheurs saintois à la senne au large – Ph. L’IGUANE 1994

Disparues aujourd’hui pour mille raisons qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, et parfait exemple d’entraide collective, les procédures ancestrales de repérage, d’approche, d’encerclement, de capture et de partage du poisson se déroulaient toujours selon le même immuable scénario.

Un scénario immuable

D’un bout à l’autre de la chaîne communautaire, chacun tenait son rôle : alertés par une inhabituelle concentration d’oiseaux marins, les guetteurs aux yeux d’aigle épiaient de la crête d’un morne les indices du passage des bancs de coulirous, de bonites ou des thons ; le maître-senneur et son équipage déroulaient au plat-bord de la pirogue, selon une technique éprouvée, leur longue senne préalablement lestée de galets ; les batteurs d’eau, rabatteurs et plongeurs, munis d’un simple masque, canalisaient et contenaient le poisson en bataille dans le piège de fil, à la foncière bien établie, solidement maillée de chanvre ou de coton, et la population tout entière se tenait prête à tirer sur la grève l’immense et lourd filet, avant l’attribution généreuse des lots* à chacun des participants. (* prononcez lottes).

Le partage du butin

Femmes et enfants, jeunes et vieux se rassemblaient aux deux bâtons extrêmes de l’interminable senne arrondie et, à la manière de sportifs se mesurant à la corde, ramenaient à terre au prix d’efforts soutenus, d’endurance et d’encouragement mutuel, la bouillonnante capture qui rougissait la mer à l’approche du rivage.

Extrait du carnet de pêche de mon père Joubert Joyeux – 1952

Sans émeute ni sauvagerie, mais au contraire, dans une liesse rigolarde, bruyante et colorée, fers-blancs, calebasses, paniers de fibres de bambou, sacs de jute, bassines cabossées d’aluminium passaient de mains en mains et se remplissaient de prises frétillantes, vivants ressorts de muscles et de chair, juste récompense de la participation de chacun au miracle du coup de senne. Personne n’était oublié et à ceux qui n’avaient pas eu l’opportunité d’être présents, une part était réservée, la plus belle, comme l’étaient celles du curé, du douanier, du maire et, chose impensable aujourd’hui, du… gendarme.

Préparation de la senne – Ph. R. Joyeux

Ayant eu maintes fois la chance de participer dans mon enfance à ces extraordinaires élans de solidarité insulaire, ces scènes de fraternité active qui abolissaient nos antagonismes et nos petites mesquineries m’ont profondément marqué. Elles m’ont enseigné et convaincu que si la solidarité des peuples s’exerçait surtout à l’occasion des coups durs qu’ils subissaient : cataclysmes naturels ou technologiques, épidémies, guerres ou autres, elle s’exprimait tout autant lors d’événements plus heureux comme celui que je viens d’évoquer.

Albert Camus à la rescousse

Aujourd’hui comme hier, la petite communauté saintoise à laquelle j’appartiens n’a jamais failli à cette règle. Malgré ses évidentes divisions et ses inévitables dissensions, conséquences de l’exiguïté de son territoire et d’une trop grande proximité des individus et des familles, la légendaire solidarité des gens de mer a toujours prévalu chez elle lorsqu’il le fallait, aussi bien dans l’épreuve que dans la joie de l’effort partagé, de la générosité mutuellement consentie.

Plus tard, me souvenant de ces événements de mon enfance – sécheresse, cyclone, coups de senne – je compris la portée de cette phrase d’Albert Camus dans La Peste, je cite de mémoire : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».

FIN DU RÉCIT

Des règles tacites ancestrales

Balaou à utiliser comme appât ou à déguster grillé – Ph. R. Joyeux

Pour revenir à notre époque, il faut préciser que si les pêcheurs saintois ne font plus de nos jours de « gros coups de senne » dans la rade pour l’une ou l’autre des raisons évoquées plus haut, ils continuent de capturer au filet dans des secteurs limités de la baie des poissons dits d’appât comme le balaou, le quiaquia, le caillu et la pisquette… Et qu’en haute mer ou le long des côtes éloignées du bourg ils perpétuent la tradition de la pêche à la senne, même si tout ce qui l’environnait autrefois – comme le guetteur des mornes – n’est plus systématiquement pratiqué. Des règles non écrites existent néanmoins lorsque plusieurs équipages se présentent pour la même arrivée massive de poisson. Ce sera le premier sur les lieux qui aura d’abord droit de pêche. Les autres attendront leur tour pour tenter la capture si les précédents ratent leur coup… Précisons que ces règles ont souvent donné lieu à des altercations entre pêcheurs, pas toujours d’accord sur leur interprétation. À ma connaissance, seul Victor VALA, dans son ouvrage Une perle blanche à Terre-de-Haut, les a consignées à ce jour par écrit. Leur mise en œuvre est en effet assez compliquée car les prétendants successifs au coup de senne doivent au préalable signaler leur intention par un canot tiré à terre ou ancré à proximité du lieu de pêche. (Voir ma chronique sur Victor VALA en cliquant sur le lien) :
https://raymondjoyeux.com/2014/02/20/victor-vala-premier-romancier-saintois/

Pêcheur saintois ravaudant ses filets – Ph. R. Joyeux

Réalité ou superstition ?

Un des signes de la présence du poisson au large est la concentration inhabituelle d’oiseaux de mer, appelés chez nous gibiers marins, survolant le ban (thon, bonites, carangues, colas, orphies…). Mais il existe aussi, semble-t-il, des signes météorologiques avant-coureurs inscrits dans le ciel, auxquels beaucoup croient encore, même si rien n’est scientifiquement prouvé en ce domaine. Ainsi deux jours avant la pêche miraculeuse de Basse-Terre le 27 mars 2017, le ciel est resté étrangement pommelé toute la journée, ce qui a fait dire à beaucoup de Saintois  – comme le disaient autrefois les anciens – que c’était un « ciel à coulirous ». Or la chose s’est bel et bien produite pour la grande satisfaction des pêcheurs basse-terriens, comme on peut le voir dans le reportage de Guadeloupe 1ère. Alors, vérité, coïncidence ou superstition ? Voici la photo du ciel de Terre-de-Haut, deux jours avant la prise miraculeuse de Basse-Terre.

Ciel à coulirous : vérité ou coïncidence ? Photo R. Joyeux,  25 mars 2017

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4 commentaires pour Une tradition ancestrale : la pêche à la senne

  1. Liliane CORBIN dit :

    Toujours très intéressants vos articles, Raymond !

  2. yves.espiand@sfr.fr dit :

    B‌ien entendu toujours des souvenirs , j’ai été moi-même tirer le filet en bas de ma maison _bateau amitié Yves

    • raymondjoyeux dit :

      Et tu as dû, bien entendu, Yves, déguster aussi quelques balaous ou caillus grillés autour d’un bon p’ti punch, en compagnie de tes amis, Alain, Loulou, Robert, Georges, moi-même et quelques autres… Sans compter les superbes thons, bonites, colas, carangues ou coulirous que nous offraient généreusement les frères Cassin, Maîtres-senneurs accomplis qui avaient leurs pirogues en-bas de chez toi !…Juste en face du groupe scolaire.

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