Une perle blanche à Terre-de-Haut
Voici un livre rare et intéressant à plus d’un titre. D’abord parce que c’est le tout premier roman écrit et publié par un Saintois authentique. Ensuite parce que l’auteur analyse et expose, avec une sagacité remarquable et une maîtrise parfaite de l’expression littéraire, les mœurs, rites et coutumes des habitants d’une petite communauté insulaire, dont il est lui-même issu. Originaire en effet de Terre-de-Bas, et bien que son roman ait pour cadre l’île de Terre-de-Haut des années 40, Victor VALA s’avère expert en observation de la microsociété saintoise globale et en psychologie amoureuse, allant jusqu’à traiter à l’échelle du village, mais dans une perspective élargie, la question du racisme, par le biais des relations inter-ethniques compliquées, fortement marquées du sceau des préjugés de l’époque, aussi bien d’un côté que de l’autre.
La préface de Laurent Farrugia
Publiée en 1978 aux Éditions Jeunes Antilles, la première de couverture magnifiquement il-lustrée d’un tableau du peintre saintois Darius Valvert, Une perle blanche à Terre-de-Haut est préfacée par un ex-professeur de philosophie, bien connu en Guadeloupe et au-delà, Laurent Farrugia, lui-même romancier, essayiste et dramaturge. Lequel présente d’emblée le livre comme « un hymne à la mer », même si l’intention et le projet de l’auteur dépassent de loin cette problématique. Certes, Victor VALA transcrit incidemment dans son récit, quoique de façon formelle et noir sur blanc, les règles ancestrales, jusqu’alors non écrites, de la pratique de la pêche à la senne aux Saintes, règles qui perdurent encore aujourd’hui en dépit de l’évolution des techniques et de la disparition progressive des équipages, mais, empressons-nous de le dire, son roman, le seul qu’il ait écrit, est bel et bien, avant tout, une histoire d’amour complexe, dont le contexte géographique, maritime et insulaire, n’est que le cadre obligé, au demeurant particulièrement bien exploité aux fins de l’intrigue, disons même des intrigues successives.
Une semaine de vacances à Terre-de-Haut
Un jeune Guadeloupéen de 19 ans, Lucien Giroux, « au teint bronzé, à la stature et au profil caribéens », vient d’obtenir son baccalauréat pour la plus grande fierté de sa mère, veuve et petite agricultrice sans le sou qui souhaiterait néanmoins que son fils aille poursuivre ses études en France, « dès que les Allemands seront vaincus », précise-t-elle. Mais depuis l’enfance, Lucien ne rêve que de se rendre aux Saintes, archipel qu’il aperçoit chaque jour à partir de la maison familiale située sur les hauteurs de Bananier, petit hameau rural dépendant de la commune de Capesterre-Belle-Eau de Guadeloupe.
L’occasion se présente lors-qu’une amie saintoise de sa mère, Mme Amare, propose de le recevoir à Terre-de-Haut pour un séjour d’une semaine au début des grandes vacances. Lucien s’embarque au petit port de Trois-Rivières, pour son premier voyage en bateau sur La Belle Saintoise, un sloop de quinze mètres, à voile et moteur, qui fait la navette régulière entre les Saintes et la Guadeloupe. Parmi la trentaine de passagers, se trouve « une jolie jeune femme dont les yeux se cachent derrière une paire de lunettes fumées ». Sans préjuger prématurément de la trame de l’histoire, le lecteur suppose tout de suite que Lucien sera l’un des personnages principaux du roman et que cette belle européenne n’est autre, sans doute, que la Perle Blanche évoquée par le titre…
Début de l’intrigue : le bal de la Croix-Rouge
Supposition d’autant plus plausible que le roman ne s’ouvre pas directement sur le départ de Lucien Giroux pour les Saintes, mais par un bal donné dans une salle de classe, au profit de la Croix Rouge, par une certaine Geneviève Arnod, épouse paimpolaise et avenante de l’unique gendarme métropolitain en poste à Terre-de-Haut. Bien entendu, muni de la carte d’invitation de sa logeuse, Mme Amare, Lucien, arrivé aux Saintes depuis trois jours, est présent à cette soirée où il s’ennuie ferme au milieu d’invités inconnus, d’origines diverses, occasion pour l’auteur de nous exposer les différences de pigmentation, de mentalité et de comportement, entre le Guadeloupéen continental, le Saintois de souche bretonne, le Blanc-pays créole et le Blanc tout court, c’est-à-dire l’Européen de passage. Mais Victor VALA ne se contente pas d’énumérer ces différences. Il décortique avec à propos et subtilité les relations présumées ouvertement hautaines et méprisantes d’une part, ou au contraire, parfaitement amicales de l’autre, entre les représentants, hommes et femmes, de chacune de ces multiples origines. Finalement, au cours de cette soirée, Lucien – le bachelier guadeloupéen – rencontrera, au hasard d’une bousculade innocente, Alice Debaille, une jeune Saintoise de 16 ans, sans grande instruction, amie de Mme Arnod et élevée dans la droiture par ses grands parents vieillissants. Jeune fille simple mais perspicace et attachante avec laquelle il sympathisera et entrera sans complexe dans le bal, en tout bien tout honneur, évidemment…
Rolandin : un personnage diabolique
Trois années passent avant que Lucien Giroux ne retourne aux Saintes en qualité d’instituteur. Il est reçu et installé dans ses fonctions et logement par le Directeur d’école, Rolandin. Tout miel en apparence, ce dernier, Guadeloupéen bon teint, s’avérera tout au long du roman particulièrement raciste et revanchard, voulant se venger d’abord, secrètement et à sa façon, de la fin de non recevoir que lui a opposée jadis Alice, puis par la même occasion, de toutes les brimades subies par ses frères de race, victimes passées et présentes de la traite négrière. Personnage machiavélique, faux et retors, qui s’évertue par ses calculs mensongers et ses paroles conciliantes à donner de lui l’image de l’ami bienveillant et sincère, du confident attentionné, alors qu’il est en réalité le deus ex machina diabolique autour duquel s’articuleront toutes les péripéties et les divers rebondissements de l’intrigue romanesque, jusqu’à sa conclusion.
Une idylle fragile menacée
Entre temps, Lucien a retrouvé Alice Debaille et a noué avec elle une idylle au vu et au su de toute la population saintoise, avec l’assentiment des grands- parents de la jeune fille et l’approbation du couple Arnod avec qui les deux tourtereaux forment un petit groupe en apparence uni, adepte de baignades ensoleillées au Marigot et de pique-niques nocturnes sur la plage de Grand’Anse. Mais c’était sans compter sur la malveillance souterraine de Rolandin qui, jaloux du bonheur manifeste de son collègue, et pour punir Alice du refus de ses avances, fera en sorte que les liens se relâchent rapidement entre les deux amoureux et que Lucien, pour lequel il n’éprouve que mépris et ressentiment, s’intéresse de plus près à Madame Arnod, la femme du gendarme, organisatrice du bal du début et passagère aux lunettes fumées de la Belle Saintoise.
Geneviève Arnod : l’européenne émancipée
Les calculs et agissements maléfiques de Rolandin portant leurs fruits vénéneux, Alice est lâchement abandonnée au grand dam de sa grand-mère, par Lucien, tandis que ce dernier et Geneviève Arnod, devenus amants à l’insu d’Alice et du mari, mais pas du directeur d’école, filent le parfait amour en cachette, au gré des déplacements et séjours du gendarme à Basse-Terre et de ses interminables parties d’échecs avec Rolandin au Coq d’Or, le célèbre bar de la place de l’embarcadère, situé, malicieuse ironie de l’auteur, juste en face de la gendarmerie. Prisonnier des feux de l’amour charnel et de la blancheur obsessionnelle du corps de Geneviève, l’instituteur métis, trop faible pour résister aux charmes enjôleurs de la belle Paimpolaise, envisage même de partir avec elle, quitte à sacrifier sa place de fonctionnaire, fragilisée par ses agissements. Rolandin, maître en sous-main du jeu cruel qu’il a manigancé dès le début, continue de tirer les ficelles dans l’ombre et, par un de ces stratagèmes diaboliques dont il a le secret, prétextant une partie de pêche à l’Îlet à Cabris, fera découvrir au gendarme trompé, prétendument ami, les infidélités de son épouse, prise en flagrant délit d’adultère.

À l’étage, le bar du Coq d’Or . C’est là que Rolandin et le gendarme Arnod se rencontrent pour l’apéro et les échecs
Rolandin démasqué
C’est alors qu’un événement heureux et tragique à la fois mais pour le moins inattendu contraindra Lucien, qui découvrira à la fin du roman les turpitudes de Rolandin, à se rapprocher d’Alice. Mais peut-être est-il déjà trop tard ?… On comprend dès lors que la Perle Blanche à Terre-de-Haut, ce n’était peut-être pas tant Geneviève Arnod, l’épouse européenne volage, que la petite Saintoise délaissée, Alice Debaille, qui se languissait de récupérer Lucien Giroux, le jeune instituteur guadeloupéen, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer…
Un narrateur omniscient, des personnages tourmentés
L’un des intérêts du livre de Victor VALA réside, entre autres, dans le point de vue narratif adopté. Le narrateur en effet n’est pas partie prenante du récit. En dehors de l’action, il est omniscient et expose sans complaisance ni retenue les états d’âme complexes et les pensées les plus secrètes des personnages. Le lecteur suit ainsi parfaitement au fil du récit et au jour le jour l’immédiateté et l’évolution des ressentis et décisions de chacun des protagonistes de l’intrigue :
Ceux d’Alice Debaille, la Saintoise éconduite, fière et indépendante, qui aspire à fonder un foyer avec Lucien, qu’elle aime sincèrement, mais dont elle ne cherche pas à forcer l’attachement. Elle souffrira longtemps en silence, physiquement et mentalement, de l’indifférence et de l’abandon dont elle sera victime.
Ceux de Lucien Giroux, l’instituteur guadeloupéen, qui ne sait sur quel pied danser, hésitant entre ses sentiments pour Alice et l’attirance irrépressible qu’il éprouve pour la Blanche Geneviève pourtant mariée et mère d’une petite Micheline. Il finira par abandonner la première pour la seconde, se persuadant que sa relation avec Alice n’était qu’une passade sans lendemain et que rien ne pourra désormais le détacher de Geneviève.

Appartements de la gendarmerie : résidence des Arnod et lieu des RV clandestins de Lucien et Geneviève
Ceux de Geneviève, l’épouse du gendarme, attirée par la peau sombre et le corps athlétique de Lucien qu’elle s’imagine dominer dans un accès de supériorité raciale qu’elle éprouve secrètement, qui la met mal à l’aise mais qu’elle finira par réprimer. Ce n’est pas au fond une femme méchante, car, en proie à la culpabilité, elle veut ménager tout le monde à commencer par son mari, sans se départir cependant de son désir de refaire sa vie avec son amant. La situation se compliquera psychologiquement et matériellement pour elle lorsqu’elle se rendra compte que sa liaison avec Lucien n’a plus rien de secret pour personne, aussi bien pour son mari, par le truchement de Rolandin, que pour son amie Alice qu’elle a le sentiment d’avoir trahie.
Ceux du gendarme Arnod, aveuglé par sa confiance absolue en sa femme et son amitié pour Rolandin dont il est a cent lieues de soupçonner les manœuvres hypocrites et calculées. Il tombe des nues mais reste digne face à l’infidélité de sa femme après une explosion de colère compréhensible, entachée néanmoins d’un relent nauséabond de racisme qu’il avait jusqu’alors dissimulé.
Ceux de Rolandin enfin, véritable personnage central du récit dont toutes les pensées et actions seront subordonnées à un seul et diabolique dessein, celui de faire subir à son entourage immédiat, Lucien y compris, les affres de la honte et de l’humiliation infligées au peuple noir dont il s’est auto-proclamé pour l’occasion le justicier. Il sera découvert à la fin, et giflé par Lucien, mais c’est lui qui aura actionné volontairement, à l’insu des autres personnages, les moindres ressorts de l’intrigue romanesque. Sortira-t-il pour autant vainqueur de cette histoire complexe que Victor VALA a su imaginer, construire et mener à bien de main de maître ? A vous lecteurs de le dire, si par chance ce beau roman, que je conseille en passant à tous les Saintois, vous tombe un jour entre les mains.
Un mot sur l’auteur
Né en 1920 à Terre-de-Bas et décédé à Terre-de-Haut en 1997, Victor VALA a fait carrière dans la marine marchande en qualité d’officier radio-électricien de première classe. Ancien maire de Terre-de-Bas, il n’a publié que ce seul livre aujour-d’hui malheureusement épuisé en librairie, mais que l’on peut trouver néanmoins d’occasion sur Internet en entrant le titre de l’ouvrage ou le nom de l’auteur.
Ni psychologue de formation, ni sociologue ou écrivain professionnel, mais à coup sûr autodi-dacte et fin observateur des conduites humaines, Victor VALA a su, avec un rare talent, analyser et exposer les différents stades de la passion amoureuse aussi bien chez l’homme que chez la femme, depuis la naissance du désir, les stratégies d’approche et de séduction jusqu’à l’inévitable explosion finale dans la fusion des corps et des sentiments. Il a su décrire aussi bien l’ivresse insatiable des émotions à leur paroxysme que les affres de la séparation et de l’infidélité. Analysant les profondeurs sombres ou exaltées de l’âme, les effets dévastateurs de la jalousie, du remords et de l’aveuglement, il a démontré qu’il était un parfait connaisseur de nos fantasmes les mieux enfouis et a trouvé les mots pour les traduire avec justesse et intensité. Situant enfin son récit dans le cadre ultra restreint d’une petite communauté insulaire existante, où le poids du regard des autres, des mentalités archaïques et du qu’en-dira-t-on pèse plus qu’ailleurs sur les moindres faits et gestes individuels, il a fait preuve de l’acuité de l’ethnologue averti, avec naturel et simplicité sans jamais tomber dans les travers du pédantisme, de la mièvrerie ou de la vulgarité.
Une réédition d’ Une perle blanche à Terre-de-Haut, roman de mœurs, réaliste, plus psychologique que sentimental, avec, selon nous, pour une plus grande facilité de lecture, quelques aménagements de la disposition paginale des chapitres, serait la bienvenue dans le monde littéraire guadeloupéen et saintois. C’est le souhait que je forme à l’intention de ses ayants droit.
Raymond Joyeux
PS : Victor VALA a laissé son nom à une école primaire de Terre-de-Bas, commune saintoise dont, rappelons-le, il était originaire.
Quel plaisir de vous lire dans un petit dejeuner parisien, sous le gris plombé d’un ciel griffé des branches nues d’hivers sans fin…. Merci de ce soleil, j’irais cueillir sur le web cette perle blanche pour ensoleiller quelque nuit noire…merci Raymond!