Un cyclone au Grand-Îlet

Septembre 1886. Alors que les familles présentes sont évacuées sur Terre-de-Haut à l’approche d’un ouragan, Ti-Auril reste seul au Grand-Îlet. Le récit qui suit est extrait de Ti-Auril, l’enfant sauvage du Grand-Îlet, publié chez CaraïbÉditions en 2023.

C’est sous un ciel drapé de gris, presqu’à portée de main, avant que la nuit ne tombe complètement et n’envahisse de ses ombres les bois du Grand-Îlet, que Ti-Auril prit le chemin de son refuge par l’intérieur des terres. Lorsqu’il atteignit le Figuier maudit, le sifflement continu du vent dans les branches lui indiqua que le cyclone s’installait progressivement. Il aimait cette musique des éléments et, sans se préoccuper de l’avancée des intempéries, resta un long moment à l’écoute, tous les sens aux aguets. Des feuilles voletaient autour de lui et les lianes du sommet de l’arbre cathédrale se balançaient légèrement, balayant le sol de leur extrémité effilochée. Une petite pluie fine s’était mise à tomber qui rafraîchissait l’air, faisant remonter du sol d’enivrantes senteurs végétales et de terre mouillée. Ti-Auril n’attendit pas que le grain venteux le surprenne dans la forêt de mancenilliers. Il pressa le pas, constatant que toutes les bêtes avaient cessé de se faire entendre, réfugiées dans leurs cachettes souterraines ou les trous de rochers qui leur servaient d’abri.  

       Après ce prélude nocturne, ce fut avant le jour que les éléments se mirent réellement d’accord pour déclencher simultanément les hostilités. Averses et rafales se succédèrent alors à une allure effrénée engloutissant le Grand-Îlet dans un malstrom infernal et brutal. Et ce n’était qu’un début.

Tapi au fond de sa voûte, Ti-Auril entendait craquer les branches, s’entrechoquer les troncs, gronder au loin la mer lancée à l’assaut du rivage, de part et d’autre de l’îlet. Lorsque les éclairs zébraient par intermittence le manteau impénétrable du ciel, il voyait par l’ouverture de sa grotte courir en tous sens des lambeaux de nuages, tel un troupeau de chevreaux affolés, poursuivis par un invisible prédateur dont on ne percevait que le souffle, puissant, intraitable. Puis le roulement de l’orage ébranlait les parois de la grotte, faisant débouler de la falaise des quartiers de rochers descellés par la pluie.

Photo Pixabay

Ti-Auril n’avait pas peur. Il craignait seulement qu’un éboulis plus important ne vienne obstruer l’ouverture de sa caverne et l’emprisonner vivant à l’intérieur. Il hasarda une sortie mais une rafale le plaqua contre les aspérités du mégalithe qui lui servait de rempart. Il sentit son dos transpercé de mille poignards comme s’il avait été projeté dans un buisson d’acacia et s’accrocha des deux mains pour ne pas s’envoler. S’éloigner de son gîte ne lui parut pas une bonne idée. À tâtons, se traînant à genoux dans la boue et la rocaille, il regagna son refuge, transi et hagard, s’imaginant ce qui devait se passer à l’autre bout de l’îlet.

Figuier-maudit du Grand-îlet -2019 – Photo Raymond Joyeux

       Plus encore qu’à Grosse-Pointe, la partie sud du Grand-Îlet, pratiquement au niveau de la mer, subissait de plein fouet la furie de l’ouragan qui s’était renforcé. Les effets conjugués des vagues, du vent et de la pluie se concentrant en un hurlement sinistre et continu sur les terres basses, pulvérisaient la végétation et, rouleaux compresseurs implacables, arrachaient, engloutissaient tout sur leur passage. La mer, propulsée par un invisible et puissant ressort, avait scindé en deux cette partie de la presqu’île abritant la petite plage, la traversant de part en part, submergeant pâturages et enclos. À la section des habitations, il ne restait pas un seul arbre intact.

Les cases, posées sur leurs pierres d’angle, à force d’être ballottées, secouées en tous sens par le bélier des rafales, avaient perdu leurs assises et, ayant rompu leur ancrage, s’étaient disloquées dans un fracas d’apocalypse. Aucune n’avait résisté. Noyées sous des cascades d’eau et de boue, elles gisaient au sol en un enchevêtrement de cordes, de poutres, de planches et de tôles dont certaines, arrachées de leurs chevrons, s’étaient envolées comme fétus de paille pour aller s’encastrer en sifflant dans des troncs cisaillés. 

Le Grand-Îlet vu de Terre-de-Bas. Ph. Raymond Joyeux

       Ce cauchemar dura toute la matinée du six septembre, traversée d’un semblant de répit. Puis les rafales reprirent leur course aveugle et désordonnée jusqu’au milieu de l’après-midi, changeant constamment de direction. Mais suffisamment nerveuses et violentes pour coucher ou déraciner les derniers poiriers et gommiers dépenaillés encore debout. Enfin un calme impressionnant s’ensuivit peu à peu. Le vent, comme sous la baguette d’un chef d’orchestre, mit progressivement une sourdine à son lugubre et meurtrier récital. Seules la pluie et la mer continuèrent de jouer en duo leur partition jusqu’à la tombée de la nuit. Alors seulement une lune anémique et de pâles étoiles délavées apparurent au firmament, piquées dans ce voile de brume laiteuse qu’on appelle ciel de traîne et que laissent habituellement à leur suite toutes les tempêtes.

Ciel de traîne – Photo Raymond Joyeux

       Le soleil se leva le lendemain dans un ciel cristallin, purgé de ses oripeaux, et se pavana toute la journée, comme si de rien n’était. Ti-Auril quitta son trou de falaise, le corps endolori, les mains et les genoux tailladés par le rasoir ébréché des roches, et se dirigea vers Basse-Pointe.

Texte : Raymond Joyeux
Ti-Auril, l’enfant sauvage du Grand-Îlet (CaraïbÉdition 2023)
Publié le Lundi 22 avril 2024

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4 commentaires pour Un cyclone au Grand-Îlet

  1. Annie Lionet dit :

    😗

  2. VOGLIMACCI CATHERINE dit :

    Quelle puissance ce récit ! Bravo et merci pour ce partage

  3. raymondjoyeux dit :

    Un grand merci Annie et Cathy pour votre fidélité et vos appréciations.

  4. Chatlotte dit :

    En 1738 un ouragan exceptionnel a laissé de nombreuses victimes.

    je ne suis pas arriver à relier et identifie la plus part. Sauf le mari de Cécile FOY.le sieur DAILLY.

    voici dans ce lien, l’histoire de ce drame. Comte tenu des circonstances il a été inhumé, sur l’une des plages de Ste Rose.

    https://www.geneanet.org/registres/view/361028/2?current=106538536

    et celui de son mariage à Terre de haut en 1736.

    https://www.geneanet.org/archives/actes/actesenligne/113256

    Charlotte.

    un grand merci pour votre blog. Il m’a permis de découvrir les. Îles de mes premiers ancêtres de Guadeloupe.

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