Terre-de-Haut vue par un navigateur en 1955

Kurun  aux Antilles

6373b221cc7c7f39f672789afc7b82bdNé à Paris de parents bretons le 2 juillet 1920, le navigateur français, Jacques-Yves Le Toumelin est décédé au Croisic le 10 novembre 2009. Formé à l’École nationale de navigation de Nantes, il effectue en 79 jours, entre septembre 1949 et juillet 52, son premier tour du monde avec escales en solitaire sur son voilier Kurun qui avait remplacé un précédent qu’il avait lui-même construit et baptisé Le Tonnerre. Kurun qui signifie lui aussi  Tonnerre en breton était un yacht en chêne de 10 mètres de long sur 3,55 de large pour 63 M2 de voilure. C’est sur ce cotre dépourvu de moteur qu’il entreprendra la traversée de l’Atlantique entre 1954 et 1955. Traversée qui le conduira du Croisic aux Saintes où il mouillera le 21 mai 1955 pour une escale de 5 jours. Le récit de cette traversée, ponctuée de nombreuses escales entre la Barbade et Pointe-à-Pitre, a été publié en 1957 chez Flammarion dans un livre intitulé Kurun aux Antilles, et réédité en 1996 chez Hoëbeke dans une collection pour la jeunesse. C’est un extrait du journal de bord de J-Y Le Toumelin à l’occasion de son passage à Terre-de-Haut que je vous propose aujourd’hui.

L’appel du large : 29 Septembre 1954

« Après un long séjour à terre, je sens toujours l’air salin gonfler mes narines ; la grande houle du large danse devant mes yeux, l’eau bleue sous le souffle inlassable de l’alizé essaime à perte de vue ses crêtes blanches. Mon Kurun roule et tangue majestueusement, faisant voler l’écume et l’embrun qui se mêlent dans son sillage. Le soleil est doux, l’air tiède et caressant. Plaisir royal de la voile et des longues courses océaniques… »

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Départ de la Dominique et Arrivée aux Saintes

(Parti du Croisic le 29 septembre 1954, le navigateur fait deux longues escales à Madère et aux Canaries d’où il repart le 8 janvier 1955 ; traverse l’Atlantique et arrive le 5 février à la Grenade. Il remonte le chapelet des îles antillaises et arrive à la Dominique le 14 mai. Le 21, il quitte la Dominique pour les Saintes…)

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« Le 21 mai, à 13 heures, j’appareillai de Prince Rupert Bay pour les Saintes… Visibilité médiocre, ciel en partie couvert. Mais quel beau temps pour naviguer ! Mer très houleuse, frisant ses blancs moutons qui faisaient parfois le gros dos en m’éclaboussant. C’est ton temps, petit Kurun. Va…
À la barre, bien calé sur le banc de quart, avec pour tout vêtement un vieux short plein de sel, fouetté par le vent et par l’embrun tiède, je me laissai aller comme un enfant à ce charme grisant de la voile. Les Saintes avaient surgi à l’horizon et grossissaient à vue d’œil. Elles furent à portée de la main en 2 h.3/4. J’avais marché environ 7 nœuds, presque le maximum du bateau. À 16 h.05 je doublai la Pointe Morel, Nord de la Terre-d’en-Haut. Certes l’arrivée par le Sud de l’Archipel eût été plus spectaculaire. Mais, pour rallier le mouillage, il eût fallu louvoyer, alors que par le Nord, je devais arriver à destination « comme une lettre à la poste » ! – ce que je fis…

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Accueilli par le Père Offredo et la jeunesse saintoise

Le Père Offredo m’attendait sur le wharf, au milieu d’un groupe accueillant et, bientôt, une embarcation montée par de charmantes jeunes filles chargées de fleurs m’accostait… Roméa, une ravissante fille de 17 ans, aux cheveux d’or, me remit une magnifique gerbe de bougainvillées roses et rouges, ceinturée d’un large ruban sur lequel était inscrit : « La jeunesse saintoise. » Le Père m’accueillit comme un fils et m’emmena au presbytère pour m’offrir le champagne…

Un archipel séduisant

Terre-d’en-Haut a une longueur maximum de près de 5 kilomètres, qui la fait paraître plus grande que sa voisine, cependant plus importante par sa superficie (945 ha contre 452). Pour qui vient de la verte Dominique, le contraste est frappant. Les Saintes me rappelaient les petites Grenadines. C’est un archipel miniature, séduisant par sa disposition, ses formes et ses couleurs… Terre-d’en-Bas est un peu moins sèche que sa voisine et l’accès à la mer y est plus difficile. Elle est beaucoup plus terrienne et l’on s’y consacre surtout à la culture.

Le Kurun à Terre-de-Haut - Ph de l'auteur

Le Kurun à Terre-de-Haut – Ph de l’auteur


Pêche et agriculture

Les Saintois de Terre-d’en-Haut constituent un petit peuple à part. Tous marins-pêcheurs, ils sont adroits et débrouillards, étant dans l’obligation de tout faire par eux-mêmes. Les eaux, poissonneuses, sont très propices à la pêche à la senne dans les baies, et à la ligne de traîne au large. Les pêcheurs utilisent également de grandes nasses, comme dans les autres Antilles. Leurs embarcations, construites sur place, sont typiques : avants très fins en flottaison, bien évasés dans les hauts, arrières à tableau, bouchains très doux qui en font des canots volages. Elles sont voilées d’un foc et d’une grand-voile triangulaire portée par un mât court, mais avec un gui très long débordant démesurément l’arrière. La construction m’a semblé satisfaisante… Outre la consommation locale, le poisson est vendu à la Guadeloupe, à Trois-Rivières et à Basse-Terre. La liaison avec la grande île est régulière et de petits cotres, comme La Belle Saintoise, font exclusivement ce trafic.

L’agriculture est maigre aux Saintes. On y récolte du coton, du maïs, diverses espèces de pois, quelques fruits. Il y a aussi de la vigne, dont les ceps ont été apportés des Canaries. Le curé de Terre-d’en-Bas fait du vin de son propre cru. Il le trouve fort bon, paraît-il, mais le Père Offredo m’a semblé loin de partager cette opinion. L’élevage était prospère autrefois et l’on assure qu’il y avait de véritables troupeaux. La disparition de ce cheptel est explicable en raison de la redoutable sécheresse qui aurait été aggravée par le déboisement. Il n’y a ni source, ni rivière et les ressources en eau consistent uniquement en quelques citernes…

Un village calme, sans circulation 

À Terre-d’en-Haut, toute la population est concentrée dans un seul petit village, que l’on appelle le bourg et qui n’est pas laid, malgré ses toits de tôle ondulée peints en rouge. Au milieu des fleurs, ses constructions modestes, sans prétention, s’intègrent bien au paysage. Seules, deux maisons le déparent : une villa de plusieurs étages peinte en jaune et ocre-rouge et, surtout, une monstrueuse construction blanche qui représente, au bord de l’eau, un avant de bateau avec une passerelle ! Ce mauvais goût recherché paraît en de tels lieux tout à fait insolite et plus ridicule encore qu’ailleurs. Le village est calme, traversé de rues cimentées nettes et très propres. Évidemment, pas de circulation de véhicules mécaniques.

Une population vigoureuse et résistante malgré le rhum

En quittant le wharf, on fait face à la Gendarmerie Nationale, indiquée par une grande plaque apposée sur une construction composite avec balcon de fer forgé et toiture en tôle ondulée. Nous sommes dans la rue principale et, tout comme en France, les cafés sont nombreux. Des enseignes : « Au réconfort », « Débit d’alcool », au « Cœur Marin », et l’inévitable « Café de la Marine »… On boit « sec » aux Saintes et c’est sans doute ce qu’il y a de plus triste. Le rhum fait partie de la vie et la plupart des habitants en font un usage immodéré. Le lendemain de mon arrivée, à la messe du dimanche, le Père Offredo, qui parla si gentiment et affectueusement de moi (à m’en faire rougir !), exhorta ses paroissiens à ne pas boire. C’était profondément émouvant, tant il le faisait avec cœur, bonté et sincérité.
– Mes chers enfants, ne buvez plus de rhum ainsi. Je vous en supplie… etc.
Certes l’alcoolisme fait des ravages et il est bien difficile de lutter contre lui. Malgré cette cause d’affaiblissement, la population saintoise semble vigoureuse et résistante…

On dit aussi des Saintois qu’ils sont chicaniers, assez repliés sur eux-mêmes, avec une notion étroite de la propriété et peu enclins à rendre service. Je ne suis pas resté assez longtemps dans l’île pour vérifier ces affirmations. En ce qui me concerne, je n’ai eu que d’excellents contacts avec tout le monde et n’ai rencontré que de très braves gens ! On  ne trouve souvent chez les autres que ce que l’on veut y trouver…

Vue du Chameau - ON aperçoit au fond à droite l'Étang Bélénus aujourd'hui comblé

Vue du Chameau – On aperçoit au fond à droite l’Étang Bélénus aujourd’hui comblé

On oublie que l’on est aux Antilles

Kurun-Aux-Antilles-Livre-846481777_ML (1)Je fis de délicieuses promenades, par de charmants petits chemins. À l’intérieur, les champs, les bosquets, les barrières rustiques font parfois oublier que l’on est aux Antilles… La côte, très découpée, présente une variété de petites baies séduisantes, où il est fort agréable de se baigner, en prenant garde toutefois de ne pas se piquer sur les nombreux oursins (blancs ou noirs) qui tapissent le fond des eaux claires… La jeune Roméa m’accompagnait souvent dans mes promenades. J’aimais la compagnie de cette jolie fille, élancée et fine, au visage légèrement bruni par le soleil et l’air salin. Ses yeux, dont la couleur de mer nordique contrastait avec le bleu intense des mers tropicales, disaient sa véritable origine. Ses traits fins et délicats exprimaient la netteté, la détermination, l’opiniâtreté, la fierté de la race de ses ancêtres. Un rien d’espièglerie et de moquerie ajoutait à son charme… (Pendant ce temps) le Kurun était parfaitement bien au mouillage des Saintes, abrité et calme, sous le majestueux vol plané des frégates, mais je ne pouvais m’attarder…  – Le 1er juin, il faut être en route pour la France – pensais-je. Les flamboyants étaient en fleurs…

Départ pour Pointe-à-Pitre : les adieux au Père Offredo

Le 26 mai, à contre cœur, je quittai les Saintes pour Pointe-à-Pitre. Quand je fis mes adieux au bon père Offredo qui, en boitant un peu, m’avait accompagné jusqu’au wharf, des larmes coulèrent sur son visage. Le vieux père restait silencieux, mais je comprenais bien son émotion qui exprimait tout le poignant de cette fin d’une vie de sacerdoce d’abnégation et d’exil. Je retournais en Bretagne, dans mon pays, son pays que, vraisemblablement, il ne reverrait jamais… »

(Jacques-Yves Le Toumelin quittera Pointe-à-Pitre le 2 juin 1955 après une escale de 6 jours qu’il mettra à profit pour visiter la Guadeloupe et préparer son retour en Bretagne. Il atteindra le Croisic, son port de départ et d’attache, le 25 juillet à 19 h. 11, après 55 jours de mer et 10 mois de navigation et d’escales. )

Périple du Kurun à travers les Antilles, du 8 janvier au 2 juin 1955

Périple du Kurun à travers les Antilles, du 8 janvier au 2 juin 1955

PS. Je profite de cette chronique pour remercier M. Igor Schlumberger qui m’a amicalement rapporté d’un de ses voyages l’exemplaire original du livre Kurun aux Antilles de Jacques-Yves Le Toumelin d’où sont extraits le texte et certaines illustrations ci-dessus. Livre qu’adolescent je possédais, avec d’autres récits de navigateurs solitaires, et que j’avais malheureusement perdu. R.Joyeux.

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Un commentaire pour Terre-de-Haut vue par un navigateur en 1955

  1. Luc dit :

    merci Raymond de cette récréation saintoise qui fleure bon le sel, le sable et le soleil! !! et bonjour à Roméa…

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