Une escale aux Saintes en 1935 – 5/5

Rappel : lors de son séjour aux Saintes en 1935, l’anthropologue navigatrice Marthe Oulié nous fait vivre les péripéties de ses rencontres avec les habitants, les marins de la Jeanne d’Arc et le maire de l’époque Benoît Cassin. Nous publions aujourd’hui le 5ème et dernier volet de son récit qu’elle termine en apothéose avec une présentation idyllique de notre île. Si beaucoup de choses ont changé à Terre-de-Haut en 86 ans, il faut reconnaître que le paysage est resté pratiquement le même, en dehors de quelques modifications majeures comme, entre autres, la création d’un aérodrome, le comblement de Petite-Anse avec la Place des Héros, le lotissement du Marigot… et, bien entendu, l’implantation inévitable de nombreuses constructions nouvelles et la prolifération des véhicules motorisés que n’aurait certainement pas manqué de stigmatiser notre navigatrice. Mais si nous payons, comme partout aujourd’hui, la rançon du progrès et de l’évolution, formons le vœu que nos dirigeants actuels et futurs, avec l’implication de la population, sauront autant que possible conserver à notre île son cachet, sa beauté et son charme pour que dans 100 ans, un voyageur talentueux puisse en rendre compte, comme l’a fait Marthe Oulié dans son livre dont je rappelle le titre : Les Antilles filles de France, publié à Paris en 1935 aux Éditions Fasquelle, 

Terre-de-Haut : un air de grandeur

La côte est si découpée qu’elle multiplie les aspects, et donne à l’île un air de grandeur. Un charme idyllique se dégage de ses sites, de la transparence de ses eaux bleues, aux beaux jours, des bêlements interrompus qui se répondent d’une vallée à l’autre.

De petits sentiers pleins d’imprévu escaladent les mornes pour re-dégringoler vers des fonds de lacs asséchés où l’on enfonce un peu. On dirait que les bêtes hésitent à s’y risquer. Et les seuls habitants de ces fonds sont les crabes de terre, les tourlourous, couleur de cuivre, qui à toute vitesse, avançant de côté, regagnent leur trou dès qu’on approche, serrant sur leur cœur ou tout au moins dans leur pince la plus courte ce qu’ils ont trouvé en route, voire un mégot de cigarette. Etranges petits manchots familiers des îles!

Des rideaux de mancenilliers masquent les plages. Leurs feuilles quand on les touche d’une main mouillée brûlent cruellement.

On arrive ainsi dans un creux des mornes au Marigot, une petite anse arrondie autour du rocher des Mauves. Parfois sur un gros galet, se tient perché sans crainte un iguane, gros lézard de la taille d’un petit chien, si immobile qu’il semble une statue de bronze vert-de-grisée par la mer. De temps en temps sa gorge se gonfle pour avaler, mais ses yeux restent fixes…

 

Un peu plus loin, du côté de l’Océan, c’est la Baie de Pont-Pierre, presque fermée par des roches percées, avec une plage qui s’enfonce lentement, lentement; on entend de là le ressac dans les grottes de la côte sauvage et on songe à Belle-Île…Du Mouillage, si on traverse l’île vers le Sud, on trouve le cimetière : à même la terre, des croix noires sont fichées sur les tombes parsemées de galets. L’entourage naïf est fait de grosses coquilles de lambis, et Pâques a fleuri ces pauvres sépultures d’admirables corolles mauves… Cimetière marin s’il en fut, en bordure de la plage de Grande-Anse. Il y a bien encore entre la mer et les tombes un « marigot » desséché d’où s’élèvent de hauts cocotiers qui rappellent à l’improviste qu’on est aux Tropiques. Puis c’est tout de suite les raisins de mer rampant sur le sable, les « passepied » obstinés, et la furie des grands rouleaux verts qui apportèrent jadis par surprise l’attaque anglaise.

J’habite chez les Saint-Félix, d’où je découvre le port. L’hospitalité de ces pauvres gens n’a de limites que l’exiguïté de leurs ressources. Ils viennent de perdre une fille en couches : elle est morte tandis qu’on la transportait à Trois-Rivières. Car il n’y a pas de médecin aux Saintes pour les deux mille habitants. Pas même de dispensaire. C’est un médecin de la Guadeloupe qui doit venir tous les quinze jours faire une visite dans les deux îles. Pour cela il touche mille francs par mois de l’Assistance. En réalité, il vient une fois tous les deux mois dans chaque île, et sa consultation, paraît-il, n’est pas longue. Les gens se plaignent, se sentant désarmés devant la maladie. «Qu’on nous envoie au moins des Sœurs infirmières, disent-ils, la commune aidera à leur entretien ».

En somme, aux Saintes, tout dépend de la pêche et du « boat ». On pourrait aisément alimenter une usine de conserves de poisson. Mais personne n’en a l’idée. Avec ces frêles esquifs, on fait la pêche à la traîne et la pêche de fond. Ce n’est pas seulement le thon qui se prend au fond et qui nécessite deux ou trois cents mètres de ligne, mais ce délicieux poisson, le thazard, qu’on appelle le «gros yeux », et même la dorade, sauf de février à mai, où on la prend à la traîne. Près des côtes on prend de l’orphie, du balaou. Les hommes partent à six heures, ils reviennent l’après-midi. Jadis les Saintes étaient le rendez-vous des baleiniers qui venaient y dépecer les monstres capturés au large. La passe Nord s’appelle toujours Passe de la Baleine. Plus de baleiniers, aujourd’hui, plus de grands navires. Seulement la Jeanne que Pâques ramène une fois l’an.

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« Les gens, ici, me dit-on, voudraient que leurs fils fassent leur service dans la marine. Le recrutement pourrait se faire sur le navire de guerre, sur place. Mais le ministère a répondu que s’ils voulaient servir dans la marine, les Saintois devaient venir à Brest! »

Je connais maintenant tous les coins de l’île qui mérita jadis le nom de Gibraltar des Antilles, pour avoir parcouru à pied les sentiers, à l’aviron les criques ; je connais les forts dont les mornes se couronnent : je sais que celui du sommet du Chameau se nomme la Tour Vigie. Et je connais la majestueuse beauté de la Passe des Vaisseaux, qui vit courir grand largue les frégates du Roi, entre Terre-de-Haut et Terre-de-Bas. Je connais chacun des îlets par son nom : le Pâté, le Pain-de-Sucre, la Rotonde, le Coche, et les Augustins.

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Littérature : Les manguiers du Galion, une nouvelle publication

Bonjour à toutes et à tous

Comme je l’avais fait pour Fragments d’une enfance saintoise, j’ai le plaisir de vous annoncer la publication aux Éditions CARAÏBÉDITIONS du second volet de mes souvenirs d’enfance : Les manguiers du Galion. Il est disponible dans toutes les librairies aussi bien en France hexagonale qu’aux Antilles et autres DOM et TOM.  Cet ouvrage de 256 pages s’adresse à toutes les catégories de lecteurs, toutes tranches d’âge confondues. Il peut être le support de l’approche de l’autobiographie pour les lycéens et collégiens de Guadeloupe et d’ailleurs, mais aussi l’ouverture à la littérature régionale. Si vous ne le trouvez pas en librairie et que vous êtes intéressé.e. vous pouvez le commander chez votre libraire habituel ou directement sur un des nombreux sites de distribution littéraire en tapant le titre et le nom de l’auteur sur Internet. L’illustration de couverture a été réalisée par Alain Joyeux. Merci pour l’intérêt que vous ne manquerez pas de porter à cet ouvrage en attendant (peut-être) la publication du prochain récit.

Document Scannable le 8 févr. 2021 à 08_39_45

Je vous joins le lien pour accéder à l’annonce de publication des Fragments d’une enfance saintoise paru lui aussi chez CARAÏBÉDITIONS

https://raymondjoyeux.com/2020/09/10/litterature-fragments-dune-enfance-saintoise-parait-chez-caraibeditions/

Bonne lecture et excellente journée à vous toutes et tous et surtout prenez soin de vous. 

Publié par Raymond Joyeux
le Lundi 8 février 2021

 

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Défendons nos arbres communaux !

Agissons par le pouvoir de notre exemple et non par l’exemple de notre pouvoir.

Joe Biden Président des ÉTATS-UNIS,
 (Discours d’investiture, 20 Janvier 2021)

Tout le monde le sait, notre île saintoise souffre d’une absence flagrante de végétation décorative. Le bourg autrefois ombragé des poiriers plantés à l’abolition de l’esclavage se voit régulièrement dépossédé de cet héritage plus que centenaire de nos ancêtres. Mais si des efforts ont été faits en ce domaine pour replanter et fleurir, souvent d’ailleurs de la part de particuliers, des actions plus que contestables nous privent régulièrement de la beauté, du parfum et de la fraîcheur engendrés par la présence de ces arbres magnifiques que sont amandiers, poiriers, flamboyants, frangipaniers, et autres bougainvilliers.

Allée de poiriers à Terre-de-Haut début 20ème siècle 

Autant d’espèces endogènes que nous connaissons tous et dont nous apprécions les bienfaits… Bien sûr aucune plantation n’est éternelle et la nature nous rappelle que ce qu’elle produit est, comme nous les hommes, soumis, à l’usure, au vieillissement, à la maladie et à la mort à plus ou moins long terme. Ajouté à cela la nécessité des aménagements urbains et nos besoins en logements, en voies de circulation… etc, on comprendra que des choix doivent être faits, mais avec discernement, permettant une cohabitation avec le minimum de destruction.

Bougainvilliers décoratifs maison de Terre-de-Haut – Ph. Raymond Joyeux

Une volonté affichée de changer de visage

Depuis des années, Terre-de-Haut est confrontée à une circulation urbaine démentielle dont les inconvénients sont le fruit d’une négligence due au manque de vision de certains de nos dirigeants du passé qui ont cédé à la facilité du laisser-aller ou du laisser-faire. Aujourd’hui qu’une nouvelle politique est mise en place, qui tente de résoudre cet épineux problème de la multiplication des véhicules de toute nature et, entre autres désagréments, de leur vitesse abusive, de leur stationnement anarchique, nous constatons que notre île change peu à peu de visage en ce domaine, pour le mieux être de tous. Un nouveau plan de circulation, des lignes jaunes le long des habitations, des ralentisseurs, des places de parkings matérialisées sur la chaussée, le tout bien accepté par une majorité d’administrés, sont le signe évident d’une volonté affichée de s’atteler au problème.

Le Baobab du Pavillon un moment destiné à l’abattage mais sauvé par la municipalité actuelle – Photo Raymond Joyeux

Ne détruisons pas nos arbres existants

Mais faut-il que des arbres existant depuis des dizaines d’années paient le prix de cet indispensable changement d’habitudes en matière de circulation terrestre, et soient sacrifiés à la création de nouveaux parkings dont la nécessité n’est pas évidente.  Nous pensons en particulier à ces trois flamboyants (photo ci-dessous) qui, selon nos informations, seraient déjà condamnés par la nouvelle municipalité pour céder leur place à une aire minuscule de stationnement. Abattre trois arbres qui ombragent et fleurissent régulièrement à la grande satisfaction des habitants du quartier, pour les remplacer par trois scooters nous paraît d’une incongruité absolue.

Flamboyants de la Rabès, dans le collimateur de la mairie ! Sauvons-les – Ph R. Joyeux

Aussi, si nos informations sont exactes, nous exhortons les responsables communaux, après avoir sauvé des spécimens condamnés, à renoncer à ce projet qui en l’occurrence est loin d’être un mal pour un bien, mais plutôt, selon nous, un mal pour un autre mal encore plus grand et ce dernier, hélas, ne fleurira jamais.

Flamboyant de la mairie – Ph. Raymond Joyeux

AVEC BEAUCOUP DE NOS COMPATRIOTES, NOUS DISONS OUI AUX AMÉNAGEMENTS NÉCESSAIRES, NON À CEUX QUI NE LE SONT PAS !

Clérodendrum quadriloculare – Maison de Terre-de-Haut – Photo R. joyeux

Bon fleurissement à tous
Publié par Raymond Joyeux
le 21 janvier 2021

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Une escale aux Saintes en 1935- 4/5

La Jeanne d’Arc : fleuron de la marine nationale

Logée chez les Saint-Félix, comme précisé précédemment,  Marthe Oulié lors de son séjour à Terre-de-Haut en 1935, a rencontré sur ses terres le plus haut personnage de l’île, le maire Benoît Cassin qui lui expose ses difficultés d’éleveur. Mais une  autre surprise l’attend : l’arrivée de la Jeanne. Avec enthousiasme, elle nous décrit aujourd’hui l’arrivée de ce croiseur-école de la marine nationale de l’époque, la vie des marins sur le navire et à terre ainsi que les retombées inattendues de cet événement au sein de la population…

Quand je suis partie à la recherche du maire, c’était l’heure de la sieste. Persiennes closes, le village dormait, sans un bruit de mouches. Le vent était seul à se promener en secouant des feuilles, le long de la rue. Mais maintenant, on s’est réveillé, des femmes au pas des portes, leurs cheveux crépus bien roulés en tortillons sur le front et les tempes, s’étirent en faisant saillir leurs seins et leurs hanches. Les hommes, bras ballants, sont groupés sur la jetée, car le vapeur hebdomadaire « Le Trois-Ilets » vient d’y accoster et on débarque quelques tonneaux, de quoi enivrer en imagination tous les assistants.

Arrivée d’une barge à Terre-de-Haut  au siècle dernier 

Les fenêtres jettent par poignées, comme des confetti, des notes criardes d’accordéon. C’est que toutes les maisons de la Grand’Rue sont transformées momentanément en débits. Elles ont pris licence pour un mois, et elles arborent de petites enseignes peinturlurées : Au sans- pareil. Au Café de la Marine. Au cœur marin (celle-ci a un cœur en peinture traversé d’une flèche d’argent).

— Et pourquoi tout ce remue-ménage?
— Ah! C’est que le Bateau est là. »
Quand on parle du « bateau » aux Saintes, tout le monde sait qu’il s’agit de la « Jeanne », c’est-à-dire du croiseur-école Jeanne d’Arc.

Il mouille en rade environ trois semaines et débarque quotidiennement ses midships et ses matelots pour les travaux hydrographiques et autres, et pour les exercices de tir. Pas moyen de s’approvisionner : tout est gardé pour le bateau, le lait, le poisson et le cœur des femmes. On prétend que neuf mois après le passage de la Jeanne, il y a dans l’île toute une portée de moussaillons. Ainsi se perpétue la tradition bretonne, qui en vaut bien une autre.

La Jeanne aux Saintes – Collection Catan

La Jeanne se profile, toute claire, sur le sombre îlet à cabris. Elle évite lentement. On voit tantôt son avant aigu, tantôt sa coque dans toute la longueur, et son frêle hydravion qui sautille sur la mer suspendu par une amarre à un tangon comme un jouet au bout d’un élastique.

Le D’Entrecasteaux qui est mis provisoirement à la  disposition de la Jeanne apparaît, lui, et disparait comme un blanc fantôme, dans cette baie d’Along en miniature que forment les découpures des Saintes et les bosses saillantes de leurs ilets.

Le D’Entrecasteaux à l’époque du récit

« L’escadre » comporte encore une annexe… c’est le « Lamentin », le petit remorqueur fumeux de Fort-de- France qui s’essouffle à faire la liaison avec les îles.

Vers les quatre heures, les permissionnaires « descendent » à terre. C’est alors un va-et-vient d’embarcations : pimpantes vedettes à bâches blanches des officiers, larges chaloupes pour les hommes.

Elles déversent une multitude de petits matelots tous pareils, vêtus de toile blanche et du célèbre col bleu, dont le soleil a teint les visages en rouge brique. Certains s’engouffrent dans les débits. Beaucoup gagnent les plages pour se baigner, ou bien, munis d’un Kodak ils escaladent les mornes en « touristes ».

Mais imaginerait-on la distraction favorite de ces matelots en récréation? C’est de louer pour quelques heures un canot de pêche, et de partir à la voile, tirer des bords dans la baie, là où jadis l’amiral Rodney remporta une victoire navale sur De Grasse.

Pour trois semaines le village est associé à la vie du croiseur. Son cœur bat à l’unisson. De la terre, on entend distinctement « piquer » les heures à bord, et le Mouillage n’a pas d’autre horloge, à part celle de l’église.

Les sonneries de clairons retentissent jusque dans les maisons, toutes significatives pour ces paysans-pêcheurs à qui elles inculquent une fièvre momentanée. « Ils se lèvent, sur la Jeanne. Ils vont manger, sur la Jeanne », se dit-on de porte en porte.

Le dimanche soir, les chaloupes viennent chercher par centaines les villageois pour la séance de cinéma parlant qui se déroule à l’avant du navire. Mêlés aux matelots bouche bée, ils ont pour l’écran lumineux et sa musique les yeux et les oreilles qu’ils auraient pour le Paradis.

Quelques privilégiés, le matin, assistent même à la messe à bord.

La salle de conférences des midships avec ses pupitres d’écoliers est transformée en chapelle. Une armoire aux battants ouverts forme un autel, décoré simplement du pathétique médaillon de la Jeanne-d’Arc de Réal del Sarte. Tabernacle, calice, rien ne manque, ni des ornements sacerdotaux de fort bon goût pour l’aumônier. Des matelots particulièrement doués sont groupés en un chœur à plusieurs voix qui chante du Haëndel ou du Bach. Les officiers suivent l’office dans leurs livres. C’est très simplement, et sans cloches, Pâques à bord d’un vaisseau de guerre. Juste de quoi faire revivre dans le cœur de chacun des assistants la vision différente qu’il garde de chez lui. En plus, la notion présente du sacrifice qui d’un jour à l’autre peut être exigé par la guerre ou par la tempête, notion qui donne au marin à la fois le sens précis de la relativité des choses, et l’ardeur à accumuler des souvenirs.

Cet aumônier, l’abbé Pierra, grand, mince, de figure ascétique, presque théâtrale à force d’élégance, tient son prestige de sa vie romanesque. Colonel aviateur brillant, ancien polytechnicien, ancien commandant de l’escadrille des « Cigognes », ayant tous les succès, il s’est fait, à l’âge mûr, bénédictin, et pour deux ans aumônier de la Marine. De son passé il garde des goûts artistiques rebelles à Saint-Sulpice et dessine les broderies de ses ornements et les émaux du calice, d’après l’orthodoxie bénédictine. « Nos jeunes gens, me dit-il, sont plus religieux qu’on ne croirait : 70 % d’entre eux ont fait leurs Pâques ». Sa soutane blanche est à l’aise parmi l’élégant état-major : de beaux hommes de six pieds, qui sont de taille à donner une belle idée des Français, à l’étranger.

C’est d’ailleurs une marotte du commandant de changer l’étalon d’officier de marine.

« Trop longtemps on l’a connu à la Pierre Loti, un intellectuel pâlot, et poète, qui tournait à l’homme de bureau. Il faut maintenant revenir au type sportif qu’il fut jadis, du temps de la dure marine à voile, mais pourvu en plus de la science moderne. Je veux de bons boulangers aux muscles solides, aux nerfs sûrs. Pas d’intellectuels compliqués, qui lisent André Gide. Finie la légende du marin, ténébreux fumeur d’opium… Je suis content quand je les entends rire bruyamment, comme des gosses, ou que je les vois partir à la voile, à la chasse. »

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En fait, les sports sont brillamment représentés à bord de la Jeanne-d’Arc. Elle a ses équipes de fleuret, d’aviron, de rugby, de pelote basque. Sous la direction du lieutenant de vaisseau Camenen, deux équipes de football sont composées d’officiers, élèves officiers, et marins, dans un même esprit de camaraderie sportive. La Jeanne a aussi son champion de tennis : Gojan.

Pas commode, le commandant Yves Donval, Breton aussi, naturellement. Est-ce en Angleterre, quand il était attaché naval à Londres, qu’il s’est forgé, par contagion, cet idéal pour notre marine? Grâce à lui, grâce à une poigne qu’on dit de fer, la belle Jeanne-d’Arc qui boucle en une année son tour du monde, fait brillante figure dans les ports étrangers.

Mais le « Pacha » a de la peine à tenir toute cette jeunesse ivre de soleil et d’impressions neuves, si gâtée par l’enthousiasme qui l’accueille. « A New-York, me disait- on, avant que le croiseur n’ait accosté, des autos pleines de jeunes filles sont rangées sur le quai, et hop! les midships sont enlevés en un clin d’œil pour une destination inconnue et pour tout le temps que dure leur permission. Partout ce sont des bals, des réceptions, où on se jette à leur cou. A vingt ans, il y a de quoi en avoir la tête tournée ». Cela n’empêche pas d’être brave.

Sur l’immense plage arrière, comme je visitais avec un midship une des tourelles :
« Quand on pense, dis-je à mi-voix, que tout cela peut être détruit en quelques minutes, et toutes ces vies… — On est là pour ça », répliqua la jeune voix si grave et si sincère.

Ici, aux Saintes, pas de bals. Mais un travail intensif heureusement en plein air. Tout le jour on voit passer au ralenti des embarcations chargées d’instruments d’observation et de jeunes gens en maillot de bains, l’œil vissé à des télémètres.

Les derniers jours, à l’aube, le village est sur les dents. On fait « la petite guerre ». Les sonneries de clairons cette fois sont si proches qu’on est tenté de leur ouvrir la porte! Les chaloupes distribuent copieusement, comme des boîtes de soldats de plomb, les compagnies de débarquement qui vont s’éparpillant dans les mornes.

On simule l’attaque par l’Anse-figuier, la défense du haut du Fort-Napoléon, le repliement sur le village, et pour finir, devant toute la population, aux accents de la Marseillaise, l’Etat-Major passe la revue, défile et se rembarque. C’est un joli spectacle, plein d’émotions, et où personne ne s’est rien cassé. La garnison sur ce regagne ses quartiers, c’est-à-dire que le gendarme rentre dans sa gendarmerie.

Pourtant, il est en émoi. Oui, pour une fois, il y a une « affaire judiciaire » à Terre-de-Haut. Un vol. Le portefeuille d’un officier a été soustrait de sa veste tandis qu’il se baignait. Finalement, un pauvre innocent de quinze ans, s’est trahi en achetant dans une épicerie. Hâve, idiot, il pleurniche misérablement. On l’appelle Dix-Sous. Ce nom lui est venu, paraît-il, de ce que son père… accidentel avait donné à sa mère cette somme en unique cadeau !

Il a donc dérobé cent francs qu’il a caché dans une marmite. Il n’en connaît pas la valeur exacte. Il sait seulement que c’est de l’argent.Les grands-parents, qui l’ont depuis longtemps renié, le réclament pour le battre. Les voisins s’en mêlent. Si bien que le gendarme et le volé se tournent en sa faveur et le défendent contre le village. L’officier, pour finir, le prie pour qu’il accepte ce qu’il a négligé de soustraire ! Décidément les Saintes sont un pays de cocagne !

Marthe Oulié à la barre de son voilier

Texte de Marthe Oulié

Publié par Raymond joyeux
Le 16 janvier 2021

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Petit miracle à Terre-de-Haut : la naissance d’une couvée de tortues sur la plage du bourg

Du jamais vu de mémoire de Saintois

Le mardi 22 décembre 2020, au milieu de  l’après midi, alors qu’elle déjeunait sur la plage du Fond Curé, en face du restaurant le Triangle, fermé ce jour-là faute de clientèle, une jeune fille, sœur du propriétaire, aperçoit un drôle de remue-ménage sur le sable, juste devant l’entrée de l’établissement. Intriguée, elle s’approche d’un peu plus près et constate avec stupéfaction la présence d’une couvée de minuscules tortues marines sortant une à une d’un orifice du sol. Elle se rend compte très vite qu’elle est le témoin d’un petit miracle et ameute ses voisins qui accourent. Stupéfaits eux aussi face à un tel événement, ils assistent à la scène et se chargent de canaliser la couvée vers la mer en début de soirée.

Le restaurant Le Triangle où a eu lieu la ponte. Ph R. Joyeux

Interrogé par les témoins, un pêcheur à la retraite, âgé de 87 ans, G. Joyeux, résidant depuis toujours à même la plage, à proximité du restaurant, et qui a assisté à la scène, a déclaré n’avoir jamais vu de sa vie de tortue venir pondre sur cette partie du littoral du Fond Curé et que cet événement était, selon lui, d’une exceptionnelle rareté.

Plage du Fond Curé où la tortue est venue pondre – Ph R. joyeux

Quand le confinement a du bon

Sachant que la gestation des œufs de la tortue marine dure entre deux mois et 70 jours, on peut imaginer que la femelle, profitant du calme qui a régné sur les Saintes en l’absence de touristes, est venue pondre en cet endroit, la nuit, entre le 16 et le 23 octobre, en fin de cycle lunaire donc, en l’occurence entre la nouvelle lune et le premier quartier.

Mai 2017 : plage de Grand’Anse Terre-de-Haut- Ph Zoom R. Joyeux

Un cadeau de la nature à la veille de Noël et du jour de l’an.

En ces temps difficiles de pandémie et de confinement, ce miracle de la nature ne peut que nous réjouir et nous redonner espoir pour aujourd’hui et pour demain. D’autant plus qu’il s’est produit 3 jours avant Noël, et à 10 jours de la nouvelle Année. Puisse ce miraculeux cadeau de la nature soit pour nous le symbole d’un retour prochain à une vie « normale » où la distanciation sociale ne serait plus qu’un mauvais souvenir et que puissions nous réunir sans souci de contamination, à l’exemple de cette couvée magnifique de petites tortues, prêtes à gagner la haute mer.

Photo et vidéo aimablement communiquées par jacques Pineau

https://www.youtube.com/watch?v=Et9x5thEHGg&feature=youtu.be

Publié le 27 décembre 2020 par Raymond Joyeux
qui profite pour vous remercier de votre fidélité et vous souhaiter une meilleure année que celle qui s’achève, avec ses vœux de santé et de joie pour vous, votre famille et  vos proches..

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Nettoyage de l’Anse Figuier : un pari réussi

Une initiative associative et municipale heureuse et bienvenue

Initié par la mairie de Terre-de-Haut en collaboration avec l’Association Alysée, ce premier grand nettoyage de nos plages, le samedi 12 décembre 2020, a été un incontestable succès. Dès 7 heures du matin, sous un soleil radieux, ce fut plus d’une vingtaine de bénévoles, en tenue de circonstance et munis du matériel adéquat, le maire Hilaire Brudey en tête, qui se sont retrouvés pour la remise en état de propreté de ce magnifique site de l’Anse Figuier… Sous la garde majestueuse et grandiose du Grand-Îlet, posté comme une sentinelle bienveillante au large de la baie.


C’est en effet dans une ambiance joyeuse et enthousiaste que les opérations ont débuté et se sont poursuivis jusqu’aux environs de midi. Ambiance décontractée, certes, mais sérieuse et efficace, qui a permis un nettoyage complet, dans la bonne humeur, de tous les secteurs du site.

Particulièrement touchée par les récentes pluies diluviennes qui ont dévalé le massif du Chameau et entraîné dans leur sillage aveugle et tourbillonnant toutes sortes de détritus et déchets accumulés dans les ravines, la plage de l’Anse Figuier méritait à coup sûr, plus qu’aucune autre, ce coup de jeunesse et de beauté.

Algues échouées, branchages arrachés des talus, noix sèches de coco entassées par des maraudeurs avinés, tôles rouillées détachées des barrières, arbres et arbustes déracinés par la furie des eaux, feuilles en décomposition entraînées par milliers jusqu’à la lisière de la mer, voilà qui a donné du grain à moudre toute la matinée de ce samedi aux amoureux et amoureuses de notre exceptionnel environnement. Tout ce beau monde, soucieux de la beauté et de la mise en valeur de notre île, efficacement épaulé par l’équipe municipale de ramassage, agents techniques munis de leur matériel, conscients de la nécessité de leur tâche.

En un mot comme en mille, la satisfaction de toutes et de tous a été plus que de mise à la fin de l’opération. Opération qui n’est d’ailleurs pas tout à fait terminée puisqu’il reste à traiter les tas amoncelés d’immondices hétéroclites rassemblées en haut de la plage afin d’éviter qu’elles ne s’éparpillent au prochain coup de vent, anéantissant en quelques minutes  les efforts individuels et collectifs consentis de bonne grâce, sans complexe ni a priori.

Puisse l’exemple de toutes et de tous ces bénévoles, qu’il reste à féliciter chaleureusement pour leur engagement, encourage la population saintoise à participer davantage encore à ces actions citoyennes d’entretien et de valorisation de son exceptionnel cadre de vie. Car, si, comme l’a écrit si justement Saint-Exupéry, « l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur », il arrive parfois que ce que voient les yeux mette du baume au cœur de ceux qui en ont à revendre, pour le bien-être et le mieux vivre ensemble de tous les membres de la communauté. C’est ce qui s’est passé ce samedi 12 décembre 2020 par une matinée radieuse de bon sens partagé et de franche camaraderie et convivialité.

https://youtu.be/E-k9PjD1Z_Q

Texte : Raymond Joyeux
Photos : Alysée, Marie-Paule Lassalle et Raymond Joyeux
Video envoyée par Marie-Paule Lassalle
Publié par Raymond Joyeux, le 13 décembre 2020

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Une escale aux Saintes en 1935 -3/5

Logée chez les Saint-Félix, Marthe Oulié poursuit ses pérégrinations à Terre-de-Haut. Elle rencontre tour à tour le maire Georges Cassin et le brigadier de gendarmerie qui, chacun à sa manière lui raconte ses préoccupations du moment. Puis c’est l’arrivée de la Jeanne d’Arc…

Rencontre avec le maire et un brigadier

Georges Cassin : un descendant de Jean Calo

« Si vous voulez parler au maire, m’a-t-on dit, il faut longer ce petit sentier jusqu’à une savane où vous verrez des bœufs. C’est celle du maire, un homme riche ! » J’ai fini par trouver la savane, à l’herbe sèche, les bœufs qui se grattaient au tronc de deux pommiers sauvages. Un homme coiffé d’un « salako », vêtu d’un pantalon de toile bleue déchirée, pieds nus, était appuyé à une palissade. Il tenait encore à la main la faucille dont il avait coupé quelques arbustes.

« C’est bien moi, Cassin, le maire, répondit-il avec une lueur très bonne dans le regard. Je ne sais pour combien de temps encore ! J’ai soixante-neuf ans. — Breton? — Oui. C’est mon aïeul, Jean Calot dont on vous a peut-être raconté l’histoire. Un héros à sa manière. Il a sauvé trois navires français qui étaient ici au Mouillage. Toute une escadre anglaise arrivait pour s’en emparer. Il faisait grosse mer. « Jean Calot qui était un habile pilote les a guidés hors des îlets. On lui a offert de rester à bord, de se laisser emmener en France, de le couvrir d’or. Mais il n’a pas voulu abandonner les siens. Il n’a voulu accepter qu’une petite embarcation pour regagner la côte. « C’est folie, lui disaient les marins. Vous ne pourrez doubler ces courants, ces vagues. » Mais il était têtu, mon aïeul, comme tous les Bretons et il a pris la mer, et il est rentré chez lui! »

Georges Benoît Cassin – Maire de Terre-de-Haut 1929-1935 – Archives P. Péron

Dernièrement encore un vieux qui est mort à cent ans se rappelait le temps où les Anglais ont pris l’île. Les habitants ne les aimaient pas. Ils refusaient de leur vendre de la nourriture. Les Anglais devaient prendre les animaux qu’ils trouvaient paissant dans la savane et ils accrochaient à un arbre une bourse contenant le prix de la bête. Ils s’en acquittaient d’ailleurs honnêtement. « Voyez-vous, me dit-il encore, ce serait ici un paradis s’il n’y avait pas tant de sécheresse. On ne sait de quoi nourrir les bêtes. »

En effet, les mornes qui de loin paraissaient boisées, ne sont couverts que d’arbrisseaux maigrichons. Terre de Bas est plus boisée, plus humide donc. On y cultive la canne et le café. « J’ai vu, dit-il, un temps où on allait chercher de l’herbe à la Guadeloupe en canot et malgré cela les bêtes crevaient. » Cassin, pur Breton aux yeux bleus, a pour femme une mulâtresse dominicaine, et dix enfants. La plus petite a tout juste cinq ou six ans. « Il n’y a eu pendant longtemps que des Blancs ici. Vous voyez ces forts sur les hauteurs. Ils avaient des garnisons de soldats venus de France. Certains sont restés ici, ont fait souche. Dans ma jeunesse, il y avait un seul Noir : Saintal, tandis qu’en face, à Terre de Bas, toute la population était noire. Mais le chef des Douanes a envoyé six douaniers noirs au Mouillage et cela a fait du café au lait! »

Le gendarme : second des notables du village

Nous revenons à pas lents, salués d’un sourire par tout le monde. Le second des notables du village vient à nous. Le gendarme, en vareuse de coutil kaki déboutonnée sous le casque colonial. C’est un brave homme pénétré de son importance qui dit volontiers : « le Gouverneur et moi nous avons décidé… » Il pousse souvent l’obligeance jusqu’à se transformer en hôtelier pour les touristes de marque. « Y a-t-il beaucoup de crimes, de délits, dans votre île? » lui ai-je demandé. Il a longuement réfléchi, puis : « La première année où j’étais ici, je n’ai eu à dresser qu’un seul procès-verbal. C’était pour un chien sans collier. »

Quand je suis partie à la recherche du maire, c’était l’heure de la sieste. Persiennes closes, le village dormait, sans un bruit de mouches. Le vent était seul à se promener en secouant des feuilles, le long de la rue. Mais maintenant, on s’est réveillé, des femmes au pas des portes, leurs cheveux crépus bien roulés en tortillons sur le front et les tempes, s’étirent en faisant saillir leurs seins et leurs hanches. Les hommes, bras ballants, sont groupés sur la jetée, car le vapeur hebdomadaire « Le Trois-Ilets » vient d’y accoster et on débarque quelques tonneaux, de quoi enivrer en imagination tous les assistants.

Arrivée d’une barge au port de Terre-de-Haut

Arrivée de la Jeanne d’Arc

Les fenêtres jettent par poignées, comme des confetti, des notes criardes d’accordéon. C’est que toutes les maisons de la Grand’Rue sont transformées momentanément en débits. Elles ont pris licence pour un mois, et elles arborent de petites enseignes peinturlurées : Au sans- pareil. Au Café de la Marine. Au cœur marin (celle-ci a un cœur en peinture traversé d’une flèche d’argent). — Et pourquoi tout ce remue-ménage? — Ah! C’est que le Bateau est là. » Quand on parle du « bateau » aux Saintes, tout le monde sait qu’il s’agit de la « Jeanne », c’est-à-dire du croiseur-école Jeanne d’Arc. Il mouille en rade environ trois semaines et débarque quotidiennement ses midships et ses matelots pour les travaux hydrographiques et autres, et pour les exercices de tir. Pas moyen de s’approvisionner: tout est gardé pour le bateau, le lait, le poisson et le cœur des femmes. On prétend que neuf mois après le passage de la Jeanne, il y a dans l’île toute une portée de moussaillons. Ainsi se perpétue la tradition bretonne, qui en vaut bien une autre.

La Jeanne aux Saintes – Collection Catan

La Jeanne se profile, toute claire, sur le sombre îlet à cabris. Elle évite lentement. On voit tantôt son avant aigu, tantôt sa coque dans toute la longueur, et son frêle hydravion qui sautille sur la mer suspendu par une amarre à un tangon comme un jouet au bout d’un élastique. Le D’Entrecasteaux qui est mis provisoirement à la disposition de la Jeanne apparaît, lui, et disparait comme un blanc fantôme, dans cette baie d’Along en miniature que forment les découpures des Saintes et les bosses saillantes de leurs îlets.

Texte de Marthe Oulié 1935
Publié par Raymond Joyeux 3 décembre 2020

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Escale aux Saintes en 1935 -2/5

Après une traversée pittoresque du canal des Saintes en canot à voile, l’archéologue Marthe Oulié est arrivée à Terre-de-Haut. Elle est accueillie dans une famille saintoise dont la maison en bois se situe à proximité de l’église, sur la route de Pompierre. Cette maison aujourd’hui délabrée a servi de cadre d’exposition aux œuvres de l’artiste
Pascal FOY, petit-fils de Gerville Saint-Félix.

Accueil chez l’habitant

La petite maison où je suis à l’abri est celle d’un jeune ménage qui fait partie d’une des trois familles influentes du pays : les Saint-Félix. Elle est de planches comme les autres, avec une cloison pour séparer la salle à manger de la chambre à coucher tout entière occupée par un grand lit.

Ce qui reste de la maison Saint-Félix – Ph. P. Procéda

Mais à ce lit, dans cet intérieur peu aisé, les draps ont de magnifiques broderies de style vénitien. Car les femmes des Saintes comme celles de la Guadeloupe sont fort habiles dans ce genre de travaux. Malheureusement elles n’ont aucun débouché pour en tirer parti, et se contentent d’orner leurs intérieurs, où cette note de luxe contraste avec le reste.

Dans une petite cabane à part est la cuisine, isolée selon la mode des Antilles. Mais aux Saintes, ce sont des maisons et non des cases nègres qui abritent les habitants : tradition bretonne ou normande de même que pour les canots, qui ne sont pas des « gommiers ». Tout le village, le Mouillage, est d’une propreté méticuleuse avec une chaussée cimentée et des trottoirs, le long de son unique rue. Une sorte de place précède la jetée. Et puis une sorte de faubourg (qui est en réalité la prolongation du village au bord de la mer, mais que les gens du Mouillage affectent de traiter en faubourg), porte le nom pittoresque de Fond-Curé. En fait de curé, il n’y a, je crois, de ce côté, qu’une vieille sorcière retraitée et qui se met en rage quand on la prend pour… ce qu’elle fut !

Arrivée d’une barge à Terre-de-Haut – Année 1920 – Candalen

Avec ses beaux arbres, ses maisons pimpantes dont les jardins côtoient la plage, ce petit Fond-Curé est digne de rivaliser avec nos plages méridionales, celles du moins qui ont encore un petit aspect familier. Il y a du Porquerolles là-dedans et, avec des communications plus faciles, Terre de Haut deviendrait une charmante station balnéaire. Son climat très sain et sec y attire déjà les Guadeloupéens en vacances. Elle est considérée comme le sanatorium des Antilles. Certains y ont fait construire ce qu’ils appellent « un changement d’air ».

Terre-de-Haut début 20ème siècle. Ph. Candalen

Les femmes, au pas des portes, tressent des chapeaux ou brodent. Les hommes sur la plage repeignent de couleurs vives leur canot. De petits cabris sautent en bêlant. Des treilles ombragent les auvents, promettant un délicieux muscat qui mûrit deux fois l’année.

Un vieil homme, vêtu d’un sac, cueille son coton en chantonnant. « Que chantez-vous là? » Il ne se retourne pas tout de suite et d’une main tremblotante, couleur de café, il picore la blanche touffe qui semble tout juste posée sur l’arbuste. Il n’enlève pas les grains noirs qui l’alourdissent. Ce sera le travail des femmes. Enfin il se retourne : « Je chante : « en passant par la Lorraine »... vous savez, la Lorraine, c’est en France… Nous l’avons reprise aux Allemands. — Etes-vous allé en France ? — Non, jamais. Mais mon fils y est allé. Il est employé à la Transatlantique, à bord du Cuba.

Je le vois passer dans le canal tous les quinze jours, c’est-à-dire, je vois passer le bateau. Je le reconnais bien. Je me dis : voilà mon fils, qui passe! mais lui, je ne le vois pas, c’est trop loin ! et puis, il est occupé à l’intérieur dans les fonds. C’est comme des villes, ces bateaux-là ! Ils font bien escale à la Pointe et à Basse-Terre, mais je suis trop vieux, je ne peux plus traverser. Et lui, quand il a un congé, il le prend en France, pensez bien! Il est marié là-bas. Je ne lui parlerai peut-être plus jamais, à mon Robert. Mais ça ne fait rien. Il laisse toujours quelque chose pour moi à la Grande-Terre. Et je le vois passer tous les quinze jours. Je me dis : voilà mon fils qui passe! »

Paquebot Cuba – Coll. Musées de Bretagne

Je me retourne pour que le vieil homme ne voie pas les larmes qui me montent aux yeux malgré moi… Deux cheminées noires et rouges sur une coque noire, voilà de quoi réconforter ce vieux cœur. Son fils pourrait mourir. Si on ne lui disait rien, le père continuerait à se réjouir chaque fois que le grand paquebot paraîtrait au large…

Et je l’entends qui reprend son refrain accompagné par le tourbillonnement des insectes en joie.

« Si vous voulez parler au maire, m’a-t-on dit, il faut longer ce petit sentier jusqu’à une savane où vous verrez des bœufs. C’est celle du maire, un homme riche! »

Pour rappel :

Texte de Marthe Oulié extrait des Antilles Filles de France, édition Fasquelle  1935
Publié par Raymond Joyeux
le 27 novembre 2020

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Escale aux Saintes en 1935 – 1/5

Février 1934. C’est l’hiver en France. Le froid et la pluie règnent en maîtres à Paris comme à Bordeaux. Marthe Oulié a 32 ans. Elle est docteur en archéologie et navigatrice. Elle observe que, dans la capitale « les agences anglaises mettent bien en évidence, à côté d’une maquette de paquebot de la Star, une affiche aux cocotiers étourdissants sur un ciel de saphir : Come to the West Indies !… Jamaica, Trinidad, Paradise of sun-shine.  Mais n’y a-t-il donc pas aussi, se dit-elle, des Antilles françaises, des cocotiers français, une Martinique, une Guadeloupe ? Aucune affiche ne les rappelle au passant. » Alors sa décision est prise : elle partira en Martinique, à la Guadeloupe et en Haïti pour retrouver chaleur et soleil et écrira un livre sur son périple qu’elle intitule : Les Antilles, Filles de France. De ce livre envoûtant, publié à Paris en 1935 aux Éditions Fasquelle, c’est le chapitre sur les Saintes que je vous propose. Vu sa longueur, je le publierai en cinq parties. Ce long chapitre (pages 190 à 208) s’intitule :

LA JEANNE D’ARC ET LES SAINTES

Première partie : une traversée en canot à voile

J’ai là, sous les yeux, magnifiquement synthétique, une photographie des Saintes prise d’avion… On dirait un monstre tordant ses anneaux sous la lance d’un triomphant archange : le soleil. Et ce sont les remous de sa défense qu’on voit franger de bondissante écume les masses noires et rutilantes. Serpent des mers imaginé, dirait-on, par quelque fantaisiste peintre d’estampes japonaises.

Mais de la corniche guadeloupéenne, par-delà le vaste canal, elles semblent les frontons mauves de temples géants dont l’éloignement masquerait les colonnades, dont la mer engloutirait les piliers, tels Phylae sur les eaux vertes du Nil. Et cette fine couleur, de toutes la plus immatérielle, que l’approche du soir met au visage des îles s’harmonise suavement avec leur nom si recueilli et si pur : les Saintes !

D’ailleurs les Saintetés ne sont-elles pas le parfum miraculeux de tourments humains, de volcans grondants ? Tout est rassemblé pour leur mériter ce nom choisi.

De loin, on en distingue deux : Terre de Haut qui est la plus basse, Terre de Bas qui est la plus haute. Si ces deux îles ont autour d’elles une famille d’autres « îlets », c’est un secret qu’elles ne révèlent pas à ceux qui les dédaignent trop pour aller le leur demander. Les Saintes se défendent bien et le canal, avec ses airs pacifiques, est aussi dur qu’un canal des Cyclades sous le souffle du meltem.

Tous les matins, à Trois-Rivières, on voit accoster des Saintois qui apportent le poisson dans leurs canots, pareils à ceux de nos côtes, mais qu’on appelle là-bas des « boats ». A Basse-Terre aussi, mais le trajet est plus long. Ici, avec bon vent, en trois heures, on traverse. Ils ont, ces Saintois, pour la plupart des visages clairs et des yeux bleus. Les Guadeloupéens les blaguent : ils les disent d’un esprit un peu obtus! « Un Saintois, racon- tent-ils, devait donner de la glace à un malade. Il n’en avait jamais vu. Il la fit fondre dans une casserole et lui fit absorber le liquide chaud. L’homme en mourut. — Il est mort, et pourtant, dit l’infirmier d’occasion, je la lui ai fait boire chaude, cette glace. Qu’est-ce que ça aurait été si je la lui avait donnée froide! »

Toujours les insulaires sont l’objet des plaisanteries des continentaux. Et pour les Saintes, la Guadeloupe fait figure de continent !

On reconnaît le Saintois à son chapeau : un vaste chapeau chinois en toile tendue sur une légère armature de bambou, dont les marins apportèrent le modèle. Si bien qu’en silhouette le Saintois, dépourvu d’embonpoint, a l’air d’un champignon.

Pêcheurs saintois au salako Tableau d’Alain Joyeux

Il déballe son poisson sur la petite jetée et repart immédiatement. Je ne suis pas sûre qu’il ait poussé la curiosité jusqu’à aller, en haut de la côte, voir l’église neuve… Mais si quelqu’un désire s’embarquer dans son canot pour se rendre aux Saintes, il l’emmène obligeamment.

Photo Raymond Joyeux

C’est le moyen le plus courant, le plus sportif aussi de se rendre aux Saintes, assis sur le petit banc du canot en compagnie d’une ou deux paires de volailles qui dans un instant flotteraient avec des piaillements éperdus sur l’eau accumulée dans l’embarcation.

Le boat saintois (Document Alain Marc Foy)

A peine franchie la petite « barre » du port, en deux ou trois bonds qui menacent de tourner au saut périlleux le canot commence à jouer de ruse avec la vague. Le plus souvent, c’est le vent du large, le vent d’Est qui chasse la mer, et le canot sans un habile coup de barre la recevrait dangereusement par le travers.

Ils sont trois hommes à bord. Pour un canot de sept mètres c’est un bel équipage. L’un accroupi sur ses talons nus, le chapeau rabattu sur le nez pour atténuer la réverbération, la barre et l’écoute en main. Jamais il n’amarre l’écoute. Le bateau est trop chatouilleux. Un second écope sans arrêt ce que le canot embarque d’eau au vent et à contre-bord. Le troisième est un acrobate. Assis sur la lisse, le derrière au-dessus de l’eau, se tenant d’une main par un bout de filin au mât, c’est lui qui d’un geste héroïque signale l’approche de la mauvaise vague au barreur. Il pousse un cri d’alarme en même temps.

Le canot reçoit le choc, aussi amorti que possible par le coup de barre. Mais la vigie, en un éclair, s’est renversé en arrière, les épaules à toucher l’eau, tant le corps s’arque à fond. De tout son poids il fait équilibre. Ce corps humain remplace le balancier des pirogues océaniennes. Et c’est grâce à lui que le frêle canot n’est pas renversé par l’attaque du monstre aveugle. Un moment indécis, pantelant, l’aire coupée, il chancelle sous la poussée et la gerbe d’eau qui l’écrase, et puis il repart, piquant bravement du nez.

Au départ, la mer prometteuse était de turquoise, à peine poudrée d’écume; on aurait presque entendu chanter les sirènes. Et puis la sorcière a repris sa vraie forme, et hideuse, la voici qui nous crache à la figure, et braille, et siffle et cherche à nous tirer au fond. Elle est plombée, noirâtre, et salée, plus salée qu’aucune mer. Elle nous bouscule, nous soulève pour nous fracasser en retombant et nous tiraille de-ci, de-là. Hautes comme des maisons, les vagues se précipitent, et c’est miracle si nous les escaladons.

Les Saintes et la Guadeloupe paraissent également lointaines par delà ce chaos liquide et les lourds nuages qui le surplombent.

Les Saintes vues de Trois-Rivières – Ph. Raymond Joyeux

Pâques grandioses et lugubres, vrai prélude celtique à ces îles qui semblent un coin de Cornouailles en dérive à l’autre bout de l’Atlantique !

Et toujours l’homme de veille jette son cri, et tend son corps en offertoire pour le salut du bateau. La voile est toute trempée. Chaque nouvel assaut nous fait glisser sur les bancs humides. Et nous vidons, vidons sans arrêt.

Enfin surgit tout près de nous, comme une tour protectrice, comme une porte fortifiée, l’îlet à Cabris, en avant-garde des Saintes. Notre misère est-elle finie ? La baie s’incurve, rassurante, bordée de maisons. On entend les paroles des gens sur la jetée. Mais une dernière risée, la plus mauvaise, nous couche presque sur la mer aplanie.

Deux heures plus tard, le barreur dans ses vêtements secs est sous son toit. « Il vaut mieux être ici que dehors », dit-il laconique. Et cela en dit long. « Demandez-leur comment ils appellent le rôle du veilleur ». Félix rougit, car il est pudibond. — « Allons, dis-le tout de même ! — Quand on se tient sur le bord du bateau, on fait « groscul » et, par mauvais temps comme aujourd’hui, où on passe à chaque coup sous l’eau, « cul-mouillé ».

Charmant euphémisme !

Sillages : Tableau d’Alain Joyeux

Publié par Raymond Joyeux,
le 19 novembre 2020

L’ouvrage de Marthe Oulié Les Antilles Filles de France
est consultable à la Bibliothèque municipale de Pointe-à-Pitre

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Littérature : quand l’amour s’affiche en poésie

Bien que ce blog ne soit pas d’abord destiné à mettre en avant mes propres écrits, dérogeant pour  la xiéme fois à la règle, j’ai le plaisir de vous faire part de la publication aux Ateliers de la Lucarne de mon nouveau recueil de poèmes, Indécises saisons, paru en décembre 2016. Cet ouvrage de 84 pages, imprimé à Jarry-Baie-Mahault chez Speedyprint, se compose de deux parties : une série de textes écrits entre 1965 et 1985 suivi d’un long poème composé en décembre 2002. En tirage limité, sous jaquette amovible illustrée par Jean-Claude Lavaud, (1) il n’est plus disponible actuellement.  En cours de réimpression, ll le sera qu’en fin d’année 2020 chez l’auteur à l’adresse suivante : raymondjoyeux@yahoo.fr.

(1 ) – Pour plus d’informations sur Jean-Claude Lavaud, suivre le lien :
https://raymondjoyeux.com/2014/…/regard-sur-jean-claude-lavaud-peintre-et-sculpte...

Petits poèmes hallucinés

couv-defÉcrits pour certains depuis plus de 40 ans, sans projet initial de publication, ces textes tournent autour de trois thèmes essentiels : le sentiment amoureux, la mémoire et l’absence. Bien que distincts dans leur forme et leur contenu, éléments constitutifs communs à tout poème pris séparément, ces trois axes d’écriture – donc de lecture – sont ici unis par un lien fort, celui du rêve. Rêve accompli, lucide ou non, ou rêve en gestation, comme il est dit en titre de la première partie. S’il arrive que ces rêves ou portions de rêve prennent des allures d’hallucination, justifiant ainsi le sous-titre de l’ouvrage – Petits poèmes hallucinés -, ils répondent pour la plupart d’entre eux au concept connu de l’élément externe déclencheur du rêve au cours du sommeil paradoxal. Ainsi dès le premier poème, Onirisme (p.13), qui donne le ton général du recueil, le vers final : « Tu glisses dans le four de ma bouche la pâte levée de ton sein couronné », est cet élément. C’est lui en effet qui déclenche le rêve et détermine son contenu, c’est-à-dire, ici, le poème en son ensemble, jusqu’à ce dernier vers.

La construction et la progression linéaire du poème cité procèdent ainsi volontairement de la constitution ontologique et psychanalytique du rêve dont on ne découvre l’élément déclencheur qu’à la fin. Alors que par définition il en est à l’origine. Procéder autrement eût été minimiser la faculté cognitive et culturelle du lecteur averti et le priver de la surprise finale.

Appropriation de l’œuvre 

Il est évident qu’un lecteur totalement ignorant du processus gestatif du rêve ne verrait dans ce dernier vers précédemment mentionné qu’un fantasme érotique et banal d’écrivain, sans lien avec la partie du texte qui le précède. Il n’aurait ainsi qu’une appréhension partielle, altérée ou approximative du poème qu’il assimilerait à une suite d’images sans lien ni signification. Et ainsi pour les autres poèmes du recueil. D’où sans doute le scepticisme affiché ou contenu (pour ne pas dire la raillerie) que pourrait éventuellement susciter chez certains esprits une lecture superficielle et restrictive de ces poèmes. Et, de façon plus élargie, l’incompréhension ou le rejet de toute expression poétique.

Savoir lire entre les lignes

Être capable de lire entre les lignes d’un poème pour en saisir la quintessence, la portée, la musique et surtout l’émotion qu’il dégage – et de s’imprégner soi-même de cette émotion – n’est pas en fin de compte donné à tout le monde. Comme il n’est pas donné à tout le monde, on le sait, d’apprécier pleinement un tableau ou une pièce musicale dont on ignore les clefs. Une éducation culturelle forte et une sensibilité appropriée – en partie naturelles et innées il est vrai, mais surtout acquises et renforcées toutes deux par la fréquentation répétée et la connaissance des œuvres et des auteurs – sont le plus souvent nécessaires à une approche efficiente et jouissive de la poésie en particulier comme de toute œuvre d’art en général.

Les trois axes de lecture

1- L’expression du sentiment amoureux

Il apparaît clairement à la lecture de ce recueil que le sentiment amoureux est la clé de voûte de l’ensemble des poèmes et de leur conception architecturale. Ce qui n’a rien à voir avec l’érotisme gratuit, encore moins avec la vulgarité ou la pornographie. Mais comment exprimer ce sentiment autrement que par des mots et des images qui le traduisent et ce, en fonction de sa propre complexion mentale ? C’est à ce titre que la grande majorité des poèmes du recueil utilisent en les combinant tous les ingrédients spécifiques qui définissent et transfigurent le sentiment amoureux et ses manifestations souvent impétueuses : intensité de l’exaltation, fusion intime, focalisation sur la personne aimée, hyperactivité du corps, des sens et de l’intellect, entre autres… C’est le sens des expressions comme : « je prends un instant configuration de toi (P.13) – autre moi-même retrouvé (p.19) – ton cerveau confondu avec le mien (p.22) – folle agitation du volcan de ma chair (p.29) – de disparaître en toi mes pensées se colorent (p.33)- nos pensées d’hier et de toujours sont devenues communes (p. 40) – nos souffles confondus (p.41) etc…

Autant d’images, d’interpellations, de notations qui, avec d’autres procédés littéraires, donnent corps, tout au long du recueil, à l’expression de la passion. Tout comme les notes sur la portée font vibrer la phrase harmonique et donnent sens à l’œuvre musicale. Et si les poèmes de ce recueil semblent s’adresser chacun à un partenaire en particulier, réel ou imaginaire, le plus souvent différent, le projet et, espérons-le, le résultat, sont de toujours viser à transcender cet ancrage personnalisé pour parvenir, au-delà d’une définition aussi élégante et complète soit-elle, à une description, une expression universelle de l’amour, sublimée, ayant comme point de départ – et d’arrivée – soit une expérience affective intensément vécue et partagée, soit une vision onirique, orchestrée et matérialisée par l’écriture poétique.

2 – L’évocation récurrente de la mémoire

couverture-saison-2Rares sont les poèmes au cours desquels le lecteur de ce recueil ne rencontre pas l’évocation réitérée de la mémoire. Que ce soit sous ce vocable-même de mémoire ou ceux équivalents de souvenir et d’oubli, cette notion apparaît littéralement quinze fois dans le recueil. Comme si, appréhendant de se couper de son expérience amoureuse du moment, l’aimé s’évertuait à l’inscrire à jamais dans le substrat mémoriel, afin de sceller son vécu dans le temps.

On comprend dès lors que cette évocation est loin d’être un jeu gratuit de répétition. Une sorte de tic inélégant d’écriture sans signification réelle. C’est au contraire un authentique appel à la perpétuation des émotions, au prolongement d’un état extatique intense dont il veut non seulement garder le souvenir, mais duquel il projette de se repaître indéfiniment, tant il est conscient des métamorphoses que cet état a opérées en lui, aussi bien physiquement que mentalement. Faire échec à l’instantanéité des émotions, tel pourrait se résumer cet appel incessant à la mémoire et au souvenir. Se projeter dans le futur avec comme point d’appel l’événement ponctuel qu’il veut transformer en état permanent de satisfaction amoureuse, affective plus que sentimentale. Satisfaction à laquelle est associé bien entendu l’être aimé du moment, constituant plus que symbolisant la part féminine, complice indispensable et fusionnel, à l’origine et sujet de sa passion qu’il voudrait inextinguible. Et c’est dans le poème Le cœur de ton absence, page 49, que se traduit le mieux, selon nous, cette volonté d’immortalisation de la passion précédemment évoquée :

Sous l’œil de la nuit
qui s’étire
j’entends se dresser l’ombre
du jour nouveau 
entre les feuilles

Je sens battre le cœur de ton absence
et le rythme du mien
s’accélère au passage
du vent

Viens pour l’ultime prière
à genoux sur nos souvenirs

Viens joindre tes doigts
à ceux de l’oubli
qui nous embrume

Viens accorder ton souffle
à celui de la page
tournée

Demain nous écrirons
sur le sable du temps
nos mémoires entrelacées.

3 – L’obsession de l’absence et de la solitude

Oubli-absence-solitude, le rapport sémiologique entre ces trois états de conscience est évident. Associés à l’expression du sentiment amoureux, ils n’en constituent pas pour autant la face négative. S’ils apparaissent comme traduisant une certaine inquiétude, une image de frustration obsessionnelle de l’être aimant qui craint la perte de son amour et veut le soustraire à l’usure, ils peuvent aussi bien, de notre point de vue, être perçus comme des garde-fous protégeant la passion de la tiédeur, de la corrosion de l’habitude et du temps. Étincelle qui réactive le feu intérieur, l’absence peut redynamiser la relation entre partenaires et rendre la présence à venir encore plus fusionnelle. C’est elle par exemple, dans Acmée, (page 53) qui tisse à la vague un visage ; c’est elle qui fait battre le cœur de l’aimé (page 49) et, si elle agit parfois comme un étau (page 35), c’est elle aussi qui tient lieu de vigie (page52) et permet de faire dire à l’amant, s’adressant à sa bien-aimée absente :

À travers les lames
de ma mémoire immobile
infatigable guetteur
je t’espionne

Par-delà les barreaux
intérieurs
de ma solitude
ta présence ne m’échappe pas

Je recouvre point par point
ton souvenir
qui se reflète
sur la surface indifférente du temps

Et je palpe l’inconsistance
symétrie
de ton absence
omniprésente.

****

En conclusion, si ce recueil peut paraître à certains passéiste ou convenu, il n’a, à notre sens, que la modeste ambition de rendre compte d’une écriture introspective où le sentiment amoureux tient une place prédominante. Où mémoire, oubli, absence, solitude loin d’assombrir ou d’affadir le propos, viennent au contraire le pimenter, accentuant l’exaltation que fait naître en chacun de nous la passion dévorante de l’amour et des relations affectives. En dépit parfois des illusions agissant comme une substance hallucinogène propice aux divagations les plus extravagantes mais ancrées dans une réalité constitutive de notre étonnante nature.

Publié par Raymond Joyeux
Le jeudi 22 octobre 2020

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