Terre-de-Haut sous le Covid-19 : quand philosophie et littérature rejoignent la réalité

À l’heure où les événements actuels mobilisent, quotidiennement et en continu, la plupart des médias du monde entier et nous plongent dans une angoissante expectative, il n’est peut-être pas inutile, en nous interrogeant sur ce que sera demain, de prendre du recul et de la hauteur en revisitant deux géants de la pensée et de la littérature que sont
Edgar Morin et Albert Camus.
Voici, à votre intention, quelques extraits de leurs écrits respectifs en étroite relation avec nos préoccupations du moment.

Edgar Morin, philosophe de l’incertain

Né en 1921, Edgar Morin est un sociologue français dont l’œuvre et la pensée sont universellement connues et reconnues. 
Pour plus d’infos ouvrir le lien :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin

Ma vie n’est pas guidée par une certitude originaire

La formule de Niels Böhr*, « le contraire d’une vérité profonde est une autre vérité profonde », correspond à ma forme d’esprit. Je suis tenté par les idées opposées qui paraissent s’exclure. Ma vie n’est pas guidée par une certitude originaire, sinon celle de me colleter avec l’incertitude… J’ai écrit mon premier livre important, L’homme et la mort, en partant de l’idée que c’était précisément parce qu’on ne sait rien de la mort et qu’on ne peut, à proprement parler, rien en dire, qu’il est intéressant de connaître les attitudes des êtres, des cultures, des religions et des philosophies devant ce problème profondément incertain…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Niels_Bohr

Comprendre un phénomène que notre esprit n’a pas prévu

Quand j’ai étudié des phénomènes éruptifs, comme Mai 68, ce qui m’a motivé c’est la surprise, l’inattendu de l’événement, l’absence de clés explicatives a priori : il fallait essayer de comprendre un phénomène que notre esprit n’avait pas prévu… L’incertitude fondamentale du monde, l’incertitude du futur que j’ai diagnostiquée en parlant de la « crise du futur », l’effondrement des certitudes liées à l’idée de progrès garanti, l’effondrement de l’idée que sciences et techniques ne soient que bénéfiques a introduit partout le ver de l’incertitude.

Il faut négocier avec l’incertitude

Mais au lieu que cela me conduise à une sorte de scepticisme ou de nihilisme généralisé, je crois qu’il faut tenter de négocier avec l’incertitude et non se laisser submerger par elle. L’humanité a toujours vécu avec l’incertitude. Pour nos ancêtres chasseurs-ramasseurs, la chasse était quelque chose d’aléatoire…  Ils vivaient dans un monde incertain et aléatoire. Si un incendie survenait dans la forêt où ils vivaient, ils se déplaçaient…  L’humanité a toujours vécu avec cet affrontement du risque…

Soyons frères puisque nous sommes voués à la souffrance

Le thème de la perdition est désespéré, mais je le joins au mot d’évangile qui veut dire « bonne nouvelle ». La perdition est une mauvaise nouvelle qu’il faut accepter. L’idée procède de la constatation de la situation de l’homme dans le monde, sur cette planète, dont on ne sait ni d’où elle vient et ni où elle va, d’un homme qui ne sait pas pourquoi il est né, dont la vie n’obéit à aucun sens préétabli et n’a aucun sens providentiel. Nous sommes perdus en deux sens ; perdus dans l’univers gigantesque ; perdus parce qu’il n’y a rien au-delà de nos vies terrestres. Malgré ou à partir de ce constat, je dis qu’il y a une bonne nouvelle : nous avons une maison, un jardin, que nous pouvons cultiver – Candide à l’échelle planétaire. Ce n’est pas le petit jardin où on rentre chez soi mais le jardin collectif de l’humanité, la terre. La bonne nouvelle est de dire : « Soyons frères non pas parce que nous serons sauvés ensemble, mais parce que nous sommes perdus ensemble ». C’est un peu ce que disait Bouddha. Puisque nous sommes tous voués à la souffrance, ayons un peu de commisération pour nos compagnons de misère, étant entendu que dans cette vie, il y a des possibilités de joie, de bonheur… 

NB : Ces extraits sont tirés d’une interview du sociologue interrogé par François Ewald pour Le Magazine littéraire N° 312 de juillet-août 1993. 

Albert Camus, une référence littéraire
et philosophique majeure

Né en 1913 en Algérie et décédé accidentellement en janvier 1960, Albert Camus, Prix Nobel de Littérature 1957, a décrit avant la lettre notre situation d’aujourd’hui face au Coronavirus. Son roman La Peste (1947) est une référence majeure sur le sujet que beaucoup se sont mis à lire ou à relire, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le premier extrait évoque le confinement auquel étaient soumis les habitants d’Oran, et la joie qui fut la leur de retrouver la liberté à la fin de l’épidémie. Le deuxième extrait est une parenthèse au milieu du fléau : les bienfaits des bains de mer nocturnes du docteur Rieux – héros du récit – en compagnie de son ami Tarrou. Le troisième extrait, qui signe la fin du roman, est une mise en garde contre toute certitude quant à la disparition définitive de la peste, métaphore, pour les analystes, du régime nazi et de tous les totalitarismes – quelle que soit leur nature – qui soumettent l’homme à leurs diktats.

La fin du confinement

Pour la première fois, Rieux pouvait donner un nom à cet air de famille qu’il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants. Il lui suffisait maintenant de regarder autour de lui. Arrivés à la fin de la peste, avec la misère et les privations, tous ces hommes avaient fini par prendre le costume du rôle qu’ils jouaient déjà depuis longtemps, celui d’émigrants dont le visage d’abord, les habits maintenant, disaient l’absence et la patrie lointaine. À partir du moment où la peste avait fermé les portes de la ville, ils n’avaient plus vécu que dans la séparation, ils avaient été retranchés de cette chaleur humaine qui fait tout oublier. À des degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et ces femmes avaient aspiré à une réunion qui n’était pas, pour tous, de la même nature, mais qui, pour tous, était également impossible. La plupart avaient crié de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d’un corps, la tendresse ou l’habitude. Quelques-uns, souvent sans le savoir, souffraient d’être placés hors de l’amitié des hommes, de n’être plus à même de les rejoindre par les moyens ordinaires de l’amitié qui sont les lettres, les trains et les bateaux. D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d’un autre nom, ils l’appelaient quelquefois la paix.

Les bienfaits des bains de mer en pleine épidémie

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.

Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.

Oui, il fallait recommencer et la peste n’oubliait personne trop longtemps. Pendant le mois de décembre, elle flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d’ombres aux mains vides, elle ne cessa enfin d’avancer de son allure patiente et saccadée. Les autorités avaient compté sur les jours froids pour stopper cette avance, et pourtant elle passait à travers les premières rigueurs de la saison sans désemparer. Il fallait encore attendre. Mais on n’attend plus à force d’attendre, et notre ville entière vivait sans avenir.

Le coronavirus fait exploser les ventes de La Peste – Image lepoint

 

Le bacille de la peste ne meurt jamais

Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

______________________

PS : Pour ceux qui, ne disposant pas du livre, souhaiteraient le lire ou le relire, voici le lien pour accéder à l’édition numérique de La Peste :La peste

Merci pour votre fidélité et vos éventuels commentaires.
Bon courage et amitié à tous en ces temps difficiles.

Publié par Raymond Joyeux
Le 21 avril 2020

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3 commentaires pour Terre-de-Haut sous le Covid-19 : quand philosophie et littérature rejoignent la réalité

  1. ALAIN JOYEUX dit :

    a propos de l’incertitude j’ai retrouvé ce passage d’Henri Gougaud dans « l’homme qui voulait voir Mahona » :  » Nous ne sommes ni assez clairvoyant ni assez follement rêveurs pour percevoir le sens de nos destinées, nous avons beau imaginer sur nos routes futures, tous les voyages possibles, nous oublions toujours le seul qui nous viendra devant la lumière joueuse des jours »

  2. Dominique dit :

    Edgar Morin avec Jean Rouch lança les bases du cinéma-vérité qui inspira la grande aventure du cinéma-direct québécois, instrument de changement durant la « Révolution Tranquille » qui transforma le Québec. Espérons que la crise actuelle amène réflexions et développements positifs. Merci Raymond pour cet article stimulant et de nous remémorer ces deux remarquables auteurs.

  3. ALAIN JOYEUX dit :

    a propos de peste, voici un cours extrait du Faust de Goethe:

    « Riche d’espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes, des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la foule retentissent à mon oreille comme une raillerie. Oh ! si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obscur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait coutume de s’enfermer avec une société d’adeptes dans un sombre laboratoire où, d’après des recettes infinies, il opérait la transfusion des contraires. C’était un lion rouge, hardi compagnon qu’il unissait dans un bain tiède à un lis ; puis, les plaçant au milieu des flammes, il les transvasait d’un creuset dans un autre. Alors apparaissait, dans un verre, la jeune reine aux couleurs variées ; c’était là la médecine, les malades mouraient, et personne ne demandait : “Qui a guéri ?”. C’est ainsi qu’avec des électuaires infernaux nous avons fait, dans ces montagnes et ces vallées, plus de ravage que l’épidémie. J’ai moi-même offert le poison à des milliers d’hommes ; ils sont morts, et, moi, je survis, hardi meurtrier, pour qu’on m’adresse des éloges!» Faust de Goethe. Traduction de Gérard de Nerval.

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