Au cours vraisemblablement des années 80-90 (la date n’est pas précisée), l’écrivain voyageur écossais Kenneth White, poète, essayiste et créateur de l’Institut International de Géopoétique décide de visiter les Antilles. Après la Martinique, la Guadeloupe et la Désirade, son parcours à travers la Caraïbe le conduit aux Saintes. Dans un ouvrage intitulé L’Archipel du Songe, paru en 2018 aux Éditions Le Mot et le Reste, il relate les étapes de ce « voyage transcendantal parmi les petites îles de l’Atlantique tropical « . C’est précisément le sous-titre du livre d’où est tiré l’extrait concernant Terre-de-Haut que je vous propose aujourd’hui.

Kenneth White – Ph. fonds-culturel-leclerc.fr
Arrivée aux Saintes
En flânant sur le quai de Grande-Anse, (de la Désirade NDLR) j’avais rencontré deux pêcheurs qui avaient eu à faire à la Désirade et s’en retournaient chez eux, aux Saintes. Ils me débarqueraient à l’Anse Mire, juste après la passe de la Baleine, et je marcherais le long de la côte.
Si ces îles sont appelées Les Saintes, c’est parce que c’est le nom, Los Santos, que Christophe Colomb leur donna en passant par là en 1493, le jour de la Toussaint.
Dans les Caraïbes, les Saintois ont la réputation d’être « différents ». Et ces deux pêcheurs saintois dont j’avais fait la connaissance – un vieil homme et son fils, plus tout jeune – étaient assez étranges. Tous deux portaient le chapeau traditionnel saintois, ces grands chapeaux de paille connus sous le nom de salako. Et leur cerveau était plein d’un mélange particulier de croyances. En tant que catholiques romains, ils avaient la croix du Christ bien en vue. Mais à côté d’elle, un flacon de parfum que le vieil homme considérait comme un talisman. Et puis, avec leur bateau, ils pratiquaient toutes sortes de rituels, des rituels qu’ils appelaient « un montage ». Ils trempaient le bateau dans une concoction de plantes qu’ils obtenaient d’un « gadé zafé » (« gardien des affaires »). « Avec la mer, on ne peut jamais être trop prudent » avait dit le plus jeune avec un sourire.
Les vieux Saintois étaient tous pêcheurs. Dans les îles, le mot « Saintois » est pratiquement synonyme de pêcheur. Et ils prétendaient tous être les descendants de pêcheurs venus de la côte atlantique française, de Normandie et de Bretagne jusqu’à la Saintonge plus au sud. C’était le cas de ces deux hommes avec qui j’ai voyagé ce matin-là. Ils disaient qu’ils étaient Bretons, de Brest. Leur « Brest » se référait à environ deux siècles en arrière.

Pêcheurs saintois au salako. Tableau Alain Joyeux- 2019
En attendant sur la jetée de l’Anse du Fond un bateau qui me conduirait à l’extrême pointe de l’île où je savais qu’il y avait un hôtel, Le Havre de Paix, je lisais le tableau d’information sur Christophe Colomb, qui fournissait aussi des statistiques sur l’archipel :
Situation : latitude 15’52 Nord, longitude 61’31 Ouest
Étendue : 512 ha.
Température : Moyen annuel 25°.
Altitude : Le Chameau 316 m.
Vent dominant : Alizé du Nord-Est.
Enfin, une vedette arriva dans le port et s’arrima à la jetée. J’ai pensé que cela pourrait être la connexion pour le Havre de Paix, mais je n’étais pas pressé. Un peu plus tard, le grand bateau régulier arriva de Pointe-à-Pitre, déchargea sa cargaison (bière, légumes et confitures de fraise) et un groupe de passagers : Européens en bermudas et businessmen guadeloupéens qui allaient passer un week-end pour respirer à l’abri de la chaleur et du bruit.

Débarcadère de Terre-de-Haut aujourd’hui.- Ph. Raymond Joyeux
Le Havre de Paix
C’est alors que l’homme à la vedette présenta le panneau : Havre de Paix, tout en criant le nom. Deux jeunes françaises s’approchèrent de lui. Et moi de même.
« Bonjour, bonjour. Bienvenue à bord. Bienvenue aux Saintes.
Bienvenue au Havre de Paix. »
Les bagages – trois sacs à dos, dont deux très remplis et très colorés – furent rangés, le moteur vrombit, et la vedette prenait déjà sa vitesse giclant le long de l’Ase Devant. Alors que nous contournions le Pain de Sucre, un promontoire de basalte envahi de cactus cierges, et que la vedette virait de bord vers l’Anse à Cointre, une de jeunes françaises s’écria : « C’est le paradis ! »

Sillage d’une vedette rapide entre Terre-de-Bas et le Pain de Sucre Ph. R.Joyeux
C’était en effet très beau : les couleurs de la mer, les lignes du paysage, et les bancs de balaous bleu-argent qui volaient dans les airs à côté du bateau. L’autre fille était plus pragmatique et technicienne :
« Est-ce qu’on peut louer des scooters ? », dit-elle.
– Scooters de route ou scooters de mer ?, répondit le skipper.
– De route, pour commencer, dit la jeune fille.
– Pas de problème, répondit le skipper. Je vais téléphoner pour vous ce soir. Et nous avons deux scooters de mer à l’hôtel.
Je commençais à me demander si ça avait été après tout une bonne idée de venir à ce soi-disant Havre de Paix. La question devint encore plus pressante quand je vis ce que le « skipper », sans doute le fils play-boy du propriétaire de l’hôtel, avait réussi à faire pour montrer aux jeunes Françaises les joies du « sea-scootering ». Après avoir fait une course zigzagante et flamboyante, dans des gerbes d’eau et un boucan d’enfer, il avait laissé le rivage jonché de centaines de petits balaous bleu-argent, blessés, mourant ou morts.
Je suis parti grimper sur la montagne de l’île.

Le Chameau et la rade de Terre-de-Haut – Ph. R. Joyeux
Le Chameau est loin d’être une grande montagne, mais c’est le point culminant des Saintes, et c’est cela qui m’importait. Sur les pentes, des chèvres grignotaient les feuilles de ti-baume, des papillons jaunes voletaient ici et là entre les rochers, les cactus-chandelle et les buissons de frangipaniers. Au fur et à mesure que je montais, j’avais une vue des Saintes de plus en plus vaste : juste en bas, l’aride Terre-de-Haut ; plus loin vers l’ouest, Terre-de-Bas, avec ses petits champs et ses savanes ; vers le sud, le Grand-Îlet et la Coche ; au nord, l’Îlet à Cabrit. Du sommet, j’ai vu le soleil briller sur Marie-Galante, tandis que la Guadeloupe était grise de pluie.
Je me suis trouvé un rocher commode pour m’asseoir, et j’ai laissé vagabonder mon esprit… Bientôt, grâce à une association d’idées qui commença par les chameaux et les terrains pierreux et désertiques (ce que les poèmes métaphoriques arabes appellent « les portes de la maison d’Allah » je me mis à penser au philosophe-poète du XIIè siècle, Ibn Tufayl, et en particulier à un texte de lui : L’Histoire de Hayy ibn Yakzan :
« Pour devenir un voyageur, un vrai voyageur, il faut quitter la compagnie des violents, qui ne pensent qu’à tuer ; des gloutons, qui pensent que le monde est seulement là pour remplir leur estomac ; des bavards frivoles, y compris les créateurs de fictions.
Vous devez partir seul. Voilà le moyen pour devenir un vrai voyageur. »

Illustration arkakapak.com
Rappel : Ce texte est extrait du livre de Kenneth White : L’Archipel du Songe paru aux Éditions Le Mot et le Reste en 2018.
Kenneth White est né en 1936 à Glasgow en Écosse. Grand voyageur, installé en Bretagne depuis 1967, il est l’auteur de nombreux ouvrages de poésie et de réflexions sur le nomadisme.
En qualité de membre de la Géopoétique, j’ai eu le privilège de le rencontrer à son domicile breton en compagnie de son épouse et traductrice Marie-Claude White en 2008. Je garde le souvenir d’un homme simple à l’immense culture.
Inutile de préciser que je possède et lis régulièrement la plupart de ses ouvrages, étant un fervent admirateur de son écriture et de sa pensée.
Raymond Joyeux
Ce qui est drôle c’est la synchronisation de ton article dont l’essentiel est tiré d’un texte de Kenneth White avec un passage que je suis en train de rédiger dans mon Note Book tirant sa source descriptive du livre de Jean Luc Bonniol en 1980 lors de sa venue à Terre de Haut. Pour mémoire c’est à la page 21 de son livre.
Actuellement en métropole, je n’ai pas sous les yeux le livre de Bonniol auquel tu fais référence. Dès mon retour à PAP, je me précipiterai à la page mentionnée. J’imagine que l’ouvrage en question c’est celui intitulé « Terre-de-Haut des Saintes : contraintes insulaires et particularisme ethnique dans la Caraïbe », car il en a écrit au moins deux sur notre archipel, sans compter les articles épars sur le sujet. Quant à l’ouvrage de K. White, je m’en suis régalé, en dépit de quelques petites erreurs relevées. C’est là qu’on se rend compte que les écrivains voyageurs, lorsqu’ils relatent leurs expériences, romancent parfois leurs récits ou commettent des erreurs vite repérables par ceux qui connaissent la réalité du pays visité. À bientôt.
Bonjour Raymond , ci-joint un extrait du livre de JL Bonniol (il faut lire de la page 21 à 23 chapitre 1 Approche de Terre de Haut):
Pour celui qui vient de Guadeloupe, habitué aux autres îles antillaises, le dépaysement est total : on a d’abord l’impression d’évoluer au milieu de maisons de poupées : petites cases en bois soigneusement peintes, dissimulées derrière les fleurs, au lieu des cases décrépites habituelles à la Caraïbe ; un habitat groupé, à la différence de la texture lâche des « sections » dont on ne connaît jamais le centre ; une structure de village, cas relativement rare aux Antilles, avec des petites rues, des volées de marche, des lieux de rencontre, etc….