Où est passée la Trace des Crêtes ?
À travers buissons épineux, sous-bois ombragé ou végétation toxique ; en équilibre sur le bord d’une falaise ou d’un gouffre ; côtoyant sur son parcours des mégalithes solidement ancrés ou des rochers dangereusement branlants, quels que soient les plaisirs ou les difficultés de la marche ou de l’escalade afin d’admirer les époustouflants paysages s’offrant à ses yeux, quel Saintois dans son enfance ou sa jeunesse n’a pas sillonné cœur alerte les mornes et sentiers multiples de son île natale ? Parmi les randonnées les plus fréquentées et gratifiantes, aussi bien pour les résidents petits et grands que pour les nombreux visiteurs de passage, il en était une immémoriale, et sans doute la plus pittoresque, recommandée par tous les guides touristiques et qui avait la faveur incontournable des marcheurs : j’ai nommé la Trace des Crêtes.
Vous aurez observé sans doute que, pour évoquer cette trace aujourd’hui inaccessible, j’ai employé le passé. Depuis quelques années en effet, alors que ce circuit de randonnée, répertorié comme Patrimoine naturel de Guadeloupe, était toujours recommandé par l’Office du Tourisme de Terre-de-Haut, une interdiction de passage obligeait déjà le marcheur à faire demi-tour.
Ayant entamé le plus dur de la montée par le sentier raviné longeant au Nord la plage de Grand’Anse, et traversé le sous-bois pentu de savonnette qui précède le premier palier de la colline – tel fut mon cas ce lundi de Pâques 2017 -, il se retrouve devant une clôture métallique peu avenante, protégée par une menaçante plantation d’agaves et agrémentée de deux injonctions prohibitives dont l’une sur fond jaune, particulièrement photogénique, prévient tout intrus imprudent de la présence d’un impitoyable cerbère…
Stoppé net dans son parcours sans pouvoir le poursuivre par les sommets serpentant entre les deux versants de la chaîne des mornes, le marcheur dépité peut néanmoins accéder librement à une petite plate-forme rocheuse, à gauche de la barrière, d’où la vue sur la Chameau, la rade et la baie du Marigot n’est pas moins admirable. Sans se poser plus de question, il ne lui restera que le choix de débouler dans la ravine accidentée qui conduit derrière le stade, au risque de retrouver d’autres clôtures et sans profiter des habituels points de vue ; ou de redescendre vers Grand’Anse et de longer à nouveau le petit cimetière, où, parmi les pervenches de Madagascar et les conques marines encore roses des dernières illuminations de la Toussaint, il enterrera tout espoir de randonnée par la partie Sud des crêtes…
Un texte de Claire JEUFFROY
Aux nostalgiques de cette Trace des Crêtes, entre Grand’Anse et Pompierre, désormais interdite, il restera cependant, outre d’extraordinaires photographies personnelles, celles encore ouvertes de Morel vers les ruines de l’habitation et du Fort Caroline, du Chameau jusqu’à la plage de Crawen et de l’Îlet à Cabris, propriété récente du Conservatoire national du Littoral. Il restera aussi et surtout ce très beau texte de Claire Jeuffroy, photographe inspirée hors pair du club de plongée Pisquettes, datant d’une dizaine d’années et publié récemment sur le site Patrimoine Archipel Guadeloupe dont les rédacteurs ignorent certainement que le circuit à partir de Grand’Anse n’existe plus. Texte que je vous propose néanmoins de découvrir ci-dessous pour sa poésie et son authenticité, avec l’aimable autorisation de l’auteur que je remercie infiniment en votre nom pour cet inestimable cadeau.
La Trace des Crêtes :
patrimoine de Terre-de-Haut les Saintes
Pour cette balade de 45 minutes environ, vous avez 2 possibilités. Soit partir de la plage de Grande Anse, soit de la plage de Pompierre. En partant de Grande Anse vous arriverez à Pompierre et pourrez vous rafraîchir dans ses eaux calmes et cristallines (pour les amateurs de fonds sous-marins, pensez aux masques et tubas), car il est fortement déconseillé de se baigner à Grande Anse où la mer est très agitée et sujette à de forts courants semblables aux baïnes des plages Landaises. Ne vous aventurez pas sur cette trace sans eau et sans couvre-chef, et sans vous être protégés avec de la crème solaire. Les alizés en vous rafraîchissant vous font oublier qu’aux Antilles le soleil est puissant.
S’il y a une difficulté dans cette balade, c’est trouver le départ de la trace … Il faut longer le cimetière et tourner à gauche avant la plage. La trace commence le long de la clôture en bois de la dernière habitation. Ensuite il suffit de suivre les taches de peinture blanche sur les cailloux ou les arbres (rouges si vous partez de Pompierre). Le début est un peu difficile car de fortes pluies ont emmené la terre et le sentier est abîmé. Mais rien de périlleux … Les enfants saintois y crapahutent pieds nus …
Quelle balade ! Quels paysages ! Quel calme ! Dès les premières minutes de marche, vous êtes déjà suffisamment haut pour admirer derrière vous les rouleaux azur et blanc qui se déroulent sur le sable doré de Grande Anse, et tout au fond, entre deux mornes : les hauteurs de Grand îlet (réserve naturelle où nichent des centaines d’oiseaux marins : frégates, sternes, fous bruns et pélicans). Et si la visibilité est bonne, encore plus loin : les reliefs de la Dominique.
Quelques minutes plus tard, vue imprenable sur le morne rouge (qui porte bien son nom), le Pain de Sucre et Terre-de-Bas. Le contraste entre les eaux de l’Atlantique (plein Est) soulevées par les alizés et le calme des eaux de la mer des Caraïbes (plein Ouest) est saisissant. On comprend mieux pourquoi les bateaux traditionnels de pêche (les saintoises) ont des coques en « V » très accentué , profilées pour passer dans des vagues qui peuvent dépasser le mètre et hyper motorisées pour rejoindre les hauts fonds situés au large de Saint-François (banc des vaisseaux) ou de Marie-Galante (en forme de galette très plate que vous apercevrez sur votre droite tout au long de votre escapade).
Après avoir marché sous un sous-bois de mangliers (un des rares arbres que les chèvres n’apprécient pas), vous longerez ou traverserez des prés où des cabris s’alignent pour vous observer curieusement, oreilles tendues… (Ne manquez pas d’observer l’habileté des portails à fermeture « automatique » : constitués de corde, d’une « poulie » et d’un gros caillou). N’ayez crainte des panneaux vous interdisant certains passages à travers prés, et continuez de suivre les traces blanches balisant la trace.

Défilé de cabris broutant sur les crêtes du Souffleur – Photo Alain Joyeux
Toujours en montant doucement, le paysage devient plus aride, plus exposé au vent et vous découvrez la baie de Marigot avec au fond le centre ucpa et sur le plus haut des mornes : le Fort Napoléon. Et plus loin, les reliefs de la Basse-Terre avec la Soufrière si le ciel est dégagé. Derrière vous : superbe vue plongeante sur Grande-Anse et la piste d’atterrissage … on comprend qu’il faille avoir une qualification spéciale de pilote pour oser se poser à Terre-de-Haut. La piste est très, très courte … Toute la végétation a un fort penchant vers l’Ouest. Rien ne freine le vent venu d’Afrique …
Après une demi heure de marche, vous découvrez la plage de rêve : Pompierre. Encaissée entre deux mornes, eaux calmes (car protégées par un îlet appelé les Roches Percées) aux bleus turquoises et constellées de bleu marine (herbiers et massifs coralliens se partagent ses fonds), sable blanc et cocotiers … Vous ne rêvez pas … A cet endroit la mer est très près de vous sur la gauche comme sur la droite. Le morne est étroit. Sur votre droite, les falaises qui plongent dans une mer déchaînée forment un Grand Souffleur. Les vagues peuvent être propulsées sur plusieurs mètres de haut. Les cabris qui ne connaissent pas le vertige se promènent avec aisance sur les parois presque verticales des falaises, en quête de jeunes pousses ou simplement entrain pour admirer le paysage.
Et commence la descente vers la plage en contournant un gros rocher sur lequel poussent des cactus cierges ainsi qu’un frangipanier sauvage qui offre un magnifique premier plan de la photo que tout le monde fait de la vue sur Pompierre. Encore quelques minutes de marche sur un sentier étroit et ombragé et vous voilà les pieds dans le sable. Bienvenue à Pompierre ! Et bonne baignade !
Claire JEUFFROY
Remerciements à Alexandre et Alain Joyeux pour leurs photos et une nouvelle fois à Claire Jeuffroy pour son très beau texte.
Les photos sans nom d’auteur sont de Raymond Joyeux et datent d’avril 2017.
Mon cher Raymond Toujours des souvenirs :je ne l’ai faite qu’une fois. Amitiés Yves
Merci pour cette très pittoresque balade saintoise !
Je fus un fidèle adepte de cette trace dans les années 90, la parcourant quasi quotidiennement à une période, finissant par connaître son sol par cœur par le toucher sensible de mes pieds nus, l’ayant même pratiquée de nuit !
J’ai découvert la trace des crêtes enfant grâce à toi (1978). Cette trace est devenue pour moi le symbole de l’évasion et de la liberté, de la confrontation sereine face aux éléments : course méditative dans ces mornes secs, rencontre de cabris et d’iguanes, vue à l’infini sur la mer océane, puits sans fond de contemplation extatique, mais aussi récolte de merises pour le fameux punch de ma grand-mère, et « décor » privilégié pour ma passion photographique, transmise par toi également.
Sensible alors à la désertification galopante de ces collines victimes de l’assaut des cabris affamés, je m’étais résolu à photographier ces lieux, pour leur beauté, mais aussi pour témoigner et compatir à leur lente agonie … (NB le flou de la photo des cabris publiée est dû à une copie compressée mais très nette à l’origine !)
Parcours, déjà contenu alors par les limites grillagées des propriétés privées, les passages étaient toutefois libres et des barrières pour contenir les troupeaux de cabris ou bovins pouvaient s’ouvrir et se refermer grâce à des systèmes ingénieux de fermeture « automatiques » par balanciers à poulies !
Commençant parfois la trace à partir du bourg, en empruntant le sentier qui montait en face des escaliers qui mènent au mouillage ( passage aujourd’hui barré par une propriété privée), j’ai le plus souvent commencé le parcours depuis le cimetière, merveilleuse première ascension dans les sous-bois de savonnettes et de merisiers pour sortir en haut la tête dans le vent du large avec la vue déjà décrite sur le kilomètre de sable blond ou rose (selon l’heure) de Grande Anse: première halte époustouflante et jamais rendue banale par l’habitude !
Quel bonheur, en fin de parcours, de débouler en face de la roche percée à Pompierre et d’y recevoir la récompense du bain et le soulagement de la plante de mes pieds sur la douceur de son banc de sable. Pratiquant la trace souvent le soir et quelquefois au petit matin, la plage de Pompierre était alors déserte et cette tranquillité était le prolongement de cette promenade non moins solitaire…
Je me réjouis donc à plus d’un titre que ton écriture témoigne pour la trace des crêtes, grâce aussi au témoignage de Claire, me désolant par ailleurs que ce ne soit plus possible d’y accéder.
Ce barrage à la libre circulation (piétonne et donc discrète et sans nuisance), cette privation des hauteurs, résonne pour moi comme une injuste punition : comme si, plus ou moins consciemment, quelque force était à l’oeuvre pour priver les Saintois (et les visiteurs), d’espaces de calme et de méditation, obstruction qui plus est aux marcheurs ( aux courageux, aux rêveurs…) visiblement évincés, indésirables par les démons du tintamarre agité de ce temps…
Je tiens ici aussi à faire la remarque suivante : je me souviens que sur cette trace, aux heures calmes et fraîches où je la parcourais, je ne rencontrais jamais personne. Cette solitude recherchée n’était pas pour me déplaire, bien au contraire. Je faisais toutefois déjà ce constat pour moi préoccupant de l’absence d’enfance et de jeunesse sur ces sentiers merveilleux, enfance et jeunesse déjà aspirés dans l’illusion des consommations et des écrans domestiques…
Puisse un jour venir, où toutes les parties concernées de la population s’entendront, dans la fraternité, pour rouvrir ces chemins inspirants. Car quoi de plus nécessaire pour voir clair de pouvoir disposer d’espaces naturels de ressourcement ?
Restent encore les chemins de Morel, ceux du « parc naturel de grande ravine » ( qu’il me tarde de découvrir avec son gardien « Chrysos ») et ceux du Chameau, ceux-ci, naturellement ne sélectionnant que les plus courageux et les rêveurs les plus déterminés dont je fais encore partie, tant que mes jambes et mon souffle me le permettront.
Alain,
« Va-nu-pieds extasié explorateur de confins innommés »
(dédicace de ta part à mon intention)
Merci papa pour ce deuxieme nom de peau rouge !
Très beau texte que j’envie de ne pas avoir écrit ! Mais au-delà des mots et de leur évidente poésie, c’est l’émotion que je retiens et l’amour du pays et de la terre universelle qui transparaît. Amour suscité par la beauté à portée de sens, et qui conduit à la plénitude de l’âme. Merci, Alain, pour cette page et ce partage. Plongé ce matin dans les poèmes de François Cheng, j’ai retenu à ton intention ce bref passage :
Chemin creusé par les mains
Chemin creusé par les pieds.
Chemin de vie qui serpente
Des entrailles jusqu’à la crête,
Où un cheval, muet, s’attarde,
Humant les nuages, puis aborde
L’autre versant de la montagne.
(Extrait de : À l’orient de tout. – Poésie/Gallimard. Page 139
Souhaitons, comme tu dis, qu’un jour cette trace des crêtes soit réouverte à tous et qu’ au lieu de l’enfermement sur soi, ce soit l’ouverture aux autres et à la beauté du monde qui prévaut. Alors comme le cheval muet de François Cheng, après avoir à notre tour humé les nuages, nous aborderions l’autre versant de la montagne,
que des souvenirs, j’ai eus l’occasion de faire la route des crêtes à plusieurs reprises et la dernière fois avec ma fille qui était émerveillée par la beauté de l’île.
Dommage qu’on ne passe plus ! Cette marche était magnifique. Malheureusement après l’inaccessibilité du haut de la tour du Chameau ou la vue était tout aussi époustouflante ,la trace des crêtes n’est plus que souvenir également.
merci pour la balade!!!
Un grand merci pour cette évocation. Avec mes enfants, nous avons toujours apprécié les différentes et pittoresques traces de cette île. Y compris celle des Crêtes justement, jusqu’à sa fermeture avec des clôtures que n’eussent pas renié des douaniers de l’ancienne Allemagne de l’est. Dommage.
Mais il reste heureusement bien des parcours qui sont très bien balisés et magnifiquement entretenus. Je tiens à remercier ici les anonymes qui s’en occupent avec respect pour la nature, saison après saison.
Mais à chaque promenade, il me vient hélas de plus en plus souvent cette réflexion : il a fallu des millions d’années pour que se crée un mince couche de terre sur ces rochers volcaniques. Et il suffit de quelques jours de pluie pour l’enlever dans les endroits de plus en plus nombreux où le sur-pâturage du menu bétail l’a violemment mise à nu. Et la précieuse terre que les ravines collectent à chaque averse ne sera jamais rendue par la mer…
Merci, Monsieur, pour votre commentaire. Vous avez touché du doigt aussi bien le problème de la fermeture de la trace que celui des dégâts occasionnés à la végétation par les animaux en divagation sur les mornes… Votre dernière phrase me fait penser à un vers de Louis Aragon, intitulé Épilogue qui clôt le recueil Les Poètes. L’auteur arrivé au terme de son existence fait le bilan de sa vie. D’où, me semble-t-il, le titre du poème. Voici ce vers qui rejoint votre conclusion :
« Et la mer dont j’entends le bruit est une mer qui ne rend jamais ses noyés… »
Il faudra bien que Mr Samson enlève ses clôtures inappropriées lorsque le tribunal aura rendu ces terrains à leurs propriétaires Corses! Alors la route des Crêtes sera de nouveau libre !
Il y a tellement de terrains accaparés avec la complicité de la Mairie à Terre de Haut !
Mer à Grand-anse
Que tes mâchoires amères
Aux lèvres écumantes,
Folles de rage blanche
Tirent de cris d’agonies
Au sable jaune et gris
Tout près du cimetière !
Interminables assauts
Sous le joug frémissant
D’un vent toujours plus grand
D’un vent toujours plus chaud !
Charges brutales et vaines
Boutant la terre au cœur
Hurlant jusqu’à la peur
La force de ta haine
Pénétrant de nuées
La lumière irisée
Arrachant au soleil
Des lambeaux d’arc en ciel !
Sur cette terre nourrie
De ses propres entrailles,
Combien d’années encore
Pour que tu réussisses,
Ultime sacrifice,
À Gommer de nos vies
Ces îlots de pierrailles
Ourlés de madrépores.
Merci pour cette belle évocation du site mythique de Grand’Anse !