Quand le présent rejoint et dépasse allègrement le passé
À la veille du premier tour des élections présidentielles, il semble opportun de proposer à nos lecteurs cette réflexion sur les agissements de nos hommes politiques et le traitement souvent très particulier que leur réserve la justice. Parue voilà bientôt 25 ans dans le Journal L’IGUANE d’octobre-novembre 1992, cette réflexion n’a de toute évidence rien perdu de son actualité. Ce qu’elle dénonçait alors tourne aujourd’hui en boucle sur tous les médias et concerne la plupart des candidats à ces élections, surtout les plus en vue. Perquisitions, détournements de fonds publics, soupçons de corruption, conflits d’intérêt, enrichissements personnels, trafics d’influence, faux et usage de faux, mises en examen… Autant de turpitudes qui dans d’autres pays auraient sinon conduit à des arrestations immédiates, du moins interdiraient à ces candidats de briguer toute fonction élective à plus forte raison celle de la magistrature suprême… mais qui, en France, tout en étant une redoutable épée de Damoclès, en dépit de la présomption d’innocence, leur laissent libres (pour l’instant) les mains, le verbe et l’action… Ce qui est totalement incompréhensible pour les simples citoyens de base que nous sommes.
1992 : un vent rafraîchissant de moralisation
Depuis quelques mois (nous sommes en 1992), un vent de moralisation publique et de justice, prenant le plus souvent ses origines dans la conscience indignée des citoyens, relayée par des magistrats courageux, souffle sur certaines pratiques politiques et ébranle, parfois même déracine sans ménagement, les hommes et les femmes sans scrupule qui les mettent en œuvre.
Du Brésil à la Guadeloupe en passant par Paris, ce sont des présidents, des anciens ministres, des députés, des maires, bref des élus de haut rang ou des responsables politiques en vue, qui sont inculpés, destitués, voire carrément incarcérés pour corruption, trafic d’influence, délit d’ingérence, détournement de fonds publics, gestion douteuse, irrégularités électorales, que sais-je encore ?…
Une volonté citoyenne de transparence
Simples citoyens, appelés périodiquement à choisir par voie d’élections libres nos représentants aux diverses assemblées institutionnelles, si nous nous réjouissons d’une telle volonté d’assainissement et d’incitation à la transparence, nous constatons aussi, hélas, que le chemin est encore long qui mène à la parfaite intégrité des hommes publics et surtout à l’instauration d’une justice enfin crédible et efficace dans le domaine politique. C’est André Jacques, Président de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture qui écrit dans le Monde Diplomatique de septembre 92 : « Les auteurs de délits très graves, d’atteinte à la sécurité, à la vie, à la dignité de populations entières, les artisans d’une prévarication à grande échelle demeurent le plus souvent hors d’atteinte de la justice… Les problèmes soulevés par l’impunité sont si graves que, grâce à de véritables mobilisations au sein de la société civile, la question a commencé d’être posée : comment remédier à l’absence de justice au niveau national et d’instruments contraignants à l’échelle internationale ? »
Pourquoi pas au niveau des communes ?
Niveau national et international, certes, mais pourquoi ne pas commencer par ce qui est, si j’ose dire, à portée de main, la cellule de base de la vie démocratique, le village, et ce qui en fait une entité institutionnelle, la commune ? Combien de fois n’avons-nous pas dénoncé ici (dans L’Iguane ndlr), avec nos modestes moyens, les abus de pouvoir flagrants et la corruption de certains maires de petites communes oubliées qui profitent justement de leur éloignement des grandes métropoles et des médias nationaux pour perpétrer impunément leurs forfaits dans le dos des populations impuissantes ? Combien de fois la presse guadeloupéenne elle-même n’a-t-elle pas montré du doigt les agissements d’élus locaux notoirement indélicats qui n’ont jamais été inquiétés par la justice, en tout cas jusqu’à ces dernières semaines jamais sérieusement condamnés ? Les délits avérés qu’ils commettent, pour folkloriques qu’ils pourraient paraître à certains, ne sont pas moins répréhensibles et passibles des rigueurs de la loi.
Une démocratie à deux vitesses
C’est à croire qu’aux yeux d’une certaine justice, l’intouchabilité de nos élus est et reste proportionnellement supérieure au degré d’insularité et d’exiguïté de leur électorat et… corollairement le degré de citoyenneté et de dignité des administrés que nous sommes, inversement proportionnel à cette intouchabilité. D’ailleurs n’est-ce pas le législateur lui-même (le plus souvent à multiple casquette) qui a institué la démocratie à deux vitesses et incite à considérer les habitants des petites communes comme des citoyens de seconde zone en plaçant certains élus privilégiés au-dessus de la loi ?
Proportionnalité du scrutin et déclaration de patrimoine
Deux exemples parmi d’autres nous le prouvent aisément. Le premier concerne le système électoral qui exclut du scrutin proportionnel lors des élections municipales les communes de moins de 2000 habitants, faisant qu’une liste qui obtiendrait 49, 9% des suffrages à ces élections n’aurait pas un seul élu au conseil municipal. (Rappelons pour mémoire que si Terre-de-Haut a subi pendant longtemps les méfaits de ce principe, depuis 2014 cette loi a été modifiée et les électeurs ont pu envoyer pour la première fois aux dernières élections municipales quatre conseillers d’opposition à la mairie. Ndlr).
Le deuxième exemple c’est le projet de loi qui sera bientôt discuté au parlement (Je rappelle que nous sommes en 1992. Ndlr) et qui concerne l’obligation de déclaration de ressources et de patrimoine pour les élus en début et fin de mandat. (Loi votée depuis). Or qui échapperont à cette obligation ? Encore et toujours les maires des communes de moins de 2000 habitants. (En réalité ne sont soumis à cette obligation que les maires des communes de plus de 20 000 habitants. On est très loin du compte et les petites communes comme Terre-de-Haut échappent à cette disposition !)
Enrichissement personnel et impunité
Qui ne connaît pourtant au moins un élu de ces petites communes isolées et sans contrôle réel de l’État qui, n’ayant pour seule ou principale ressource que ses maigres indemnités de fonction, mais confondant quotidiennement affaires privées et fonds publics, ne mène un train de vie de monarque, s’achetant ou se faisant construire en milieu de mandat de luxueux palaces, sans commune mesure avec ses possibilités financières propres ? Quand la loi elle-même encourage un délit, il faut avoir une sacrée dose d’honnêteté pour ne pas succomber aux tentations faciles que les circonstances et l’inertie de l’entourage et des institutions vous jettent chaque jour sous les pas ! L’essentiel étant d’éviter les glissades trop spectaculaires et de poursuivre en douce, comme si de rien était son petit bonhomme de chemin…
Cet article de R. Joyeux a été publié dans L’IGUANE en octobre 1992 sous le titre :
La démocratie à deux vitesses
Toujours d’actualité et je dirai même encore plus !
Aujourd’hui,avec ce lavage de linge sale continu, et à quelques semaines des élections je me pose la question : « Mais pour qui vais-je donc voter ? »
Je me pose la même question que vous, Liliane, c’est dramatique pour un pays comme la France ! Nous sommes la risée de l’Europe et d’une bonne partie du monde. Mon article de 1992 n’a pas pris une ride, même chez nous, en Guadeloupe et aux Saintes…