Une Odyssée saintoise

Vous avez eu l’occasion dans une précédente chronique de lire la présentation que j’ai faite  du docteur Yves Espiand, initiateur, organisateur et manager, entre autres, du club de football de Terre-de-Haut au début des années 60. Jeune médecin omnipraticien, tout frais sorti d’une faculté de Paris, il est affecté dans un premier temps dans nos îles à la fin de sa formation, mais est rattrapé dans la foulée par l’armée qui le rapatrie en Métropole pour son service militaire jusqu’en novembre 1962, date où il regagne Terre-de-Haut pour y rester par contrat jusqu’en 1965. Dans un ouvrage autobiographique, paru en 2014 et intitulé D’Esculape à Thémis, le docteur Espiand, outre son enfance à Pointe-à-Pitre et ses études médicales, nous raconte ses affectations successives, les différentes péripéties de sa vie de médecin tant en Guadeloupe qu’en métropole, jusqu’à ses démêlés avec la justice à l’occasion de son divorce d’avec sa première épouse. Livre passionnant où le chapitre sur les Saintes n’est pas le moins intéressant. C’est à ce chapitre, l’un des plus importants du livre et vivant témoignage sur l’histoire sanitaire et humaine de notre archipel, que j’ai emprunté pour vous aujourd’hui les passages les plus piquants. R.J.

Première installation à Terre-de-Haut :
Juin – septembre 1960

Espiand« Au milieu de l’année 1960, le département de la Guadeloupe recrute un médecin salarié pour l’archipel des Saintes. Poste de Médecin- Propharmacien, c’est-à-dire que je prescris ce que j’ai sur mes étagères, avec, en plus, vente de quelques « bricoles » plus ou moins « folkloriques » : camphre en morceaux, éther, alcool modifié, huile de foie de morue et autres compresses de sparadrap. Un hic : difficultés de logement. Le confrère qui m’a précédé, en désaccord administratif avec le département-employeur, et occupant le logement dit de fonction, refuse de s’en aller. Solution de secours : nous habitons le local de la P.M.I. (Protection Maternelle et Infantile), qui sert une fois par semaine pour la surveillance des nourrissons : mesure, pesées, régime alimentaire, et des femmes enceintes, avec un regard plus « approfondi » sur les grandes multipares âgées, chose relativement commune ici, (record 50 ans et demi). Tout s’écoule au lent rythme tropical quand soudain, coup de tonnerre inattendu :  je reçois un ordre de mission de l’Armée que je mets aussitôt à la poubelle. Peine perdue, huit jours après, la vedette de la Gendarmerie vient me chercher : « deux heures pour faire la valise », m’accompagnant même jusqu’au port de Pointe-à-Pitre et restant au bas de l’échelle de coupée jusqu’au départ du paquebot.

Ma triade aux Saintes (1962-1965)

Maison du docteur à TDH. Ph. R. joyeux

Maison du docteur à TDH. Ph. R. Joyeux

Démobilisation en novembre 1962 et retour sur l’archipel des Saintes pour la poursuite de mon contrat avec le département de la Guadeloupe : médecine sans contingences financières (je suis salarié) avec cette curiosité qui existe dans les régions isolées : la propharmacie. Exercice professionnellement enrichissant car, isolé, il faut pratiquement tout savoir faire, d’où l’importance de mes trois années d’internat au Puy en Velay. La communauté de pêcheurs, rudes comme le sont les gens de la mer, mais profondément attachante, ne consulte qu’en cas de besoin. Les épisodes « psy » étant rarissimes avec les déplacements en canot, surtout pour les urgences, entre les deux îles, la fonction étant plus physique qu’intellectuelle… J’habite un ancien petit hôtel, à la charge du département, en forme de proue de bateau avançant en mer. La soute étant une immense citerne nécessaire pendant la période d’extrême sécheresse du carême – la population faisant la queue aux citernes municipales…

Quotidien du médecin de l’archipel

Des containers de tri ont remplacé le frangipagnier- Ph. R. Joyeux

Dispensaire de Terre-de-Haut – Ph. R Joyeux

J’ai à soigner toutes les pathologies, avec un pic de gastroentérites pendant la saison ultra sèche du carême durant laquelle l’approvisionnement en eau étant si difficile que le Conseil Municipal ne délivre de permis de construire qu’aux maisons disposant d’une importante citerne. Toutes les autres pathologies, notamment traumatiques en rapport avec le rude métier de pêcheurs, lesquels partent le matin aux aurores pour rentrer entre 13 et 14 heures et déjeuner de poisson frais (jamais de rassis, même de la veille). Ils finissent l’après-midi à ravaler leurs filets ou à discuter dans l’un des dix bistrots de l’île (pour 1200 habitants). Le département a mis à ma disposition au centre de P.M.I. une sage-femme d’origine saintoise : consultations hebdomadaires de nourrissons et femmes enceintes, un cabinet jumelé avec le centre et une chambre à deux lits en arrière de la P.M.I, mais attenante à celle-ci pour les accouchées en difficulté de logement. Comme propharmacien, mes disponibilités en médicaments impliquent des commandes aux laboratoires métropolitains, et en cas d’urgence, à mon ami Lamothe, un pharmacien de Basse-Terre. Ils sont livrés par le bateau qui fait la ligne dans l’après-midi.

La desserte de Terre-de-Bas

Les consultations officielles dans l’île voisine ont lieu deux fois par semaine : le mardi à Grand-Anse dans un dispensaire de fortune : consultations P.M.I. et visites privées, rares mais toujours nécessaires. Les iliens ne consultent pas pour ce qu’il est habituel de qualifier de « bobos ». Je prescris et ramène les ordonnances au cabinet : les médicaments sont récupérés dans l’heure qui suit, distribués et expliqués par l’infirmière. Aucun problème de paiement récupéré la semaine suivante. D’ailleurs, je ne prescris que le strict nécessaire, attitude que je garderai toute ma vie de médecin. La population saintoise a alors l’excellente couverture des assurances maritimes, et l’appel à la mairie pour l’assistance médicale gratuite en complément. Les accouchements sont directement réglés par la Caisse Maritime. Concernant ces derniers, existe à Grand-Anse Terre-de-Bas une « matrone » très experte et adroite qui ne fait appel à moi que pour les urgences, bien réelles qu’elle sait prévoir. En trois ans, il m’est arrivé de faire deux forceps à la lumière de la lampe-tempête.  Le jeudi, j’officie à Petites-Anses, lieu de résidence de l’assistance sociale, dans un dispensaire plus moderne.

Une rue actuelle de Terre-de-Bas - Ph. R. Joyeux

Une rue actuelle bien tranquille de Petites Anses, Terre-de-Bas – Ph. R. Joyeux

Quelques anecdotes au cours de mon affectation

  • Je suis un jour réquisitionné à Terre-de-Haut pour prélever des abats d’un poulet qui aurait été empoisonné par un voisin grincheux. Acte effectué en présence de la force publique, le garde-champêtre, et d’une partie de la population attirée par le fait-divers, particulièrement inhabituel. Je remets solennellement le colis à l’auxiliaire de police.
  • Plus agréable est l’invitation du commandant du navire-école la Jeanne d’Arc (puisque faisant partie des rares notables de l’île). Super gastronomie : mets et « liquides ». Notre tangage au retour sur les canots qui nous ramènent est réel, mais pas dangereux. Quel dommage que cette escale ne soit programmée que tous les dix-huit mois !
  • Le bourg s’étend sur un peu plus d’un kilomètre, le long de la mer, longeant la splendide baie. Avant mes consultations au dispensaire, qui se situe à l’opposé de ma maison, je plonge dans les eaux peu profondes du voisinage pour pêcher au fusil deux ou trois poissons et une ou deux langoustes pour la journée, soucieux d’éviter les faciles massacres. Une douche et en avant pour le lieu de mon activité, démarche décontractée dans le tempo du pays, devisant avec les habitants rencontrés, sur les sujets les plus banals que sont le temps et la pêche, et je rentre chez moi sur le même rythme, vraiment peu stressant. Après-midi relativement calme, les classiques papiers pour l’Inscription Maritime, quelques propos à bâtons rompus avec les parents et enfants par la fenêtre du cabinet, et je rentre, avec quelques mots aimables pour les petits vendeurs de « tourments d’amour », délicieuses pâtisseries à base de confiture de coco spécialités de Terre-de-Haut, avec la vente de coquillages et d’iguanes, ces derniers  malheureusement empaillés.

    Une vie relativement tranquille

    Cette vie relativement tranquille au cours de ce séjour médical aux Saintes est parfois marquée d’événements épisodiques comme les élections locales qui relèvent davantage du folklore que de la politique. C’est l’occasion (pour les candidats) de tournées de petits punchs, de quelques enveloppes discrètes et, pour le propharmacien, de vente de carrés de camphre solide et d’éther dont les vertus attractives au point de vue électoral n’ont jamais été démontrées, mais demeurent des traditions : on verse quelques gouttes « aux quatre chemins », croisement dont une des branches mène au domicile d’un candidat. Quelques rares fois, halte sur les quais, au « Coq d’Or », bistrot à l’étage d’une maison en bois. Nous commentons comme ceux qui n’ont rien d’autre à faire, les allées et venues des gens qui embarquent ou débarquent, ou discutons de tout et de rien avec les deux gendarmes, pas très stressés par le travail. Parfois devant un « petit punch » au citron vert, toujours admiratifs face aux massifs montagneux du « continent » pas très loin, le Nez Cassé et le Houelmont…

    Bar le "Coq d'Or" aujourd'hui. Ph. R. Joyeux

    Bar le « Coq d’Or » aujourd’hui. Ph. R. Joyeux


    Les soirées, elles aussi, sont plutôt calmes, surtout avec l’extinction des feux à 22 heures… De temps en temps, un accouchement aisé chez une multipare. À signaler cependant, cette jeune primipare à qui je fais un forceps sous anesthésie locale grâce au solide maintien de sa cuisse droite par son mari et celle de gauche par son père, tout cela à 23 heures, donc à la lumière de la lampe à pétrole. Autre accouchement plus folklorique, dans une petite baraque en tôle sur la plage. Intervention facile, sauf pour le père qui a commencé à arroser dès les premières contractions. Il sera encore bien gai le lendemain en allant déclarer la naissance : son fils a un prénom qu’il est certainement le seul à porter dans le monde…

  • Ayant peu de loisirs, à l’extinction des feux, nous nous asseyons quelques amis et moi sur le trottoir de la maison d’un noble vieillard, le père de notre ami Loulou, personnage au long passé journalistique et politique. Sont présents, outre Loulou, « petit Georges », le secrétaire de mairie adjoint, Alain l’instituteur : nous refaisons le monde… Existe également un cinéma avec des pauses dues à quelques coupures de pellicule, vite réparées par le propriétaire, notre ami, le bricoleur R., responsable de la TSF. Les films passent dans un sympathique brouhaha et des commentaires que l’on peut deviner sur certains passages érotiques…
  • Ainsi va la vie personnelle et médicale sur l’archipel, rythmée par l’affluence lors des vacances : vie calme, professionnellement enrichissante, mais peut-être un peu limitée quant à l’avenir… »

    Yves Espiand, chez lui, dans le Midi de la France - Pho du livre d'Esculape à Thémis, édité à compte d'auteur.

    Yves Espiand, chez lui, dans le Midi de la France – Ph extraite de son livre édité à compte d’auteur.

Ps : Outre les passages cités, ce chapitre sur les Saintes, l’un des plus longs du livre, et transcrit au présent par mes soins, comporte d’autres péripéties de la vie médicale du docteur Espiand dans l’archipel. Péripéties que j’ai volontairement ignorées pour ne pas faire trop long. En particulier sur les soins apportés aux touristes imprudents, victimes de coups de soleil, de brûlures dues au mancenillier et de piqures d’oursins ou de poissons. J’ai également coupé le paragraphe sur la création du club de football, déjà traitée dans une précédente chronique.
Ami de l’auteur, dès sa seconde installation à Terre-de-Haut, j’ai participé avec lui et avec d’autres à la création du journal l’ÉTRAVE et de l’Association l’Avenir Saintois. Je peux témoigner du travail désintéressé qu’il a accompli chez nous durant 3 ans, en tant qu’homme et médecin, et de son attachement encore vivace à nos îles. Né en 1933, le docteur Yves Espiand est féru de poésie, art qu’il continue de pratiquer à ses heures perdues. D’ailleurs à la suite de ce chapitre figure un long poème intitulé L’Archipel des Saintes. Pour finir, Yves Espiand vient d’achever un ouvrage sur la Guadeloupe qu’il espère voir publié prochainement. Souhaitons que les dieux de l’édition soient avec lui…

***
« J’ai quitté les Saintes,
écrit-il au début du chapitre suivant de son livre, avec le classique « énorme » pincement au cœur, sincère, celui-là, mais professionnellement je voulais autre chose, surtout un travail en équipe, loin des contingences budgétaires. »

 

Cet article a été publié dans Histoire locale. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour Une Odyssée saintoise

  1. DEHER dit :

    C’est avec un grand plaisir que j’ai lu cet article, ma grand mère et mes parents mon parlé du dr Espiand.
    Et je pense que je vis acheté son livre.
    Merci pour tous ces articles souvenirs que tu partages avec nous

  2. Liliane CORBIN dit :

    Les articles sont toujours aussi intéressants. Merci

  3. DEHER dit :

    Sans oublier une pensée pour Mme Guy JACQUES qui a aidé aux accouchements à terre de haut.

    • raymondjoyeux dit :

      Tu as raison, Dolly, et je pense que c’est elle, Mme Guy Jacques, la sage-femme dont parle le docteur Espiand dans son texte, de son nom de jeune fille Éléonore QUINTARD. Elle n’a pas fait qu’aider aux accouchements, elle les pratiquait, et si beaucoup de Saintois de cette époque sont nés à domicile, c’est grâce à elle. Aujourd’hui, presqu’aucune naissance n’a lieu aux Saintes, aussi bien Terre-de-Haut que Terre-de-Bas. Les femmes enceintes arrivées à terme sont évacuées pour la plupart vers Basse-Terre ou Saint-Claude.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s