Îles
Iles
Iles
Iles où l’on ne prendra jamais terre
Iles où l’on ne descendra jamais
Iles couvertes de végétations
Iles tapies comme des jaguars
Iles muettes
Iles immobiles
Iles innombrables et sans nom
Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais bien aller
Jusqu’à vous.
Images à Crusoé
Crusoé ! – Ce soir près de ton île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et le silence multipliera l’exclamation des astres solitaires.
Tire les rideaux ; n’allume point :
C’est le soir sur ton île et à l’entour, ici et là, partout où s’arrondit le vase sans défaut de la mer ; c’est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés du ciel et de la mer.
Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes.
L’oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd d’insectes, tombe dans l’eau des criques, fouillant son bruit.
L’île s’endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et des laitances grasses, dans la fréquentation des vases somptueuses…
Ô la couleur des brises circulant sur les eaux calmes,
les palmes des palmiers qui bougent !
Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous l’odeur du piment.
Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petits cris…
L’escale portugaise
L’escale fait sécher ses blancheurs aux terrasses
où le vent s’évertue,
Les maisons roses au soleil qui les enlace
Sentent l’algue et la rue.
Les femmes de la mer, des paniers de poissons
irisés sur 1a tête,
Exposent au soleil bruyant de la saison
La sous-marine fête.
Le feuillage strident a débordé le vert
Sous la crue de lumière,
Les roses prisonnières
Ont fait irruption par les grilles de fer.
Le plaisir matinal des boutiques ouvertes
Au maritime été
Et des fenêtres vertes
Qui se livrent au ciel, les volets écartés,
S’écoule vers la Place où stagnent les passants
Jusqu’à ce que soit ronde
L’ombre des orangers qui simule un cadran
Où le doux midi grogne.
Le canot de Samuel Beckett
L’île est un peu loin du rivage, c’est une étendue sans relief dont on devine à peine la ligne basse, avec quelques arbres, dans la brume qui pèse sur la mer. Quelqu’un dont nous ne savons rien rien, sinon la bienveillance et qu’il a voulu que nous venions là, nous a pris dans sa barque, nous sommes partis mais il pleut et traverser le bras d’eau ressemble, sous le voile des ombres souvent noires, à une trouée dans les apparences, au rêve d’un autre monde… Une rive pourtant, au bout de quelques minutes. Trois ou quatre marches de pierre pour le débarquement, ruisselantes, un bout de quai, deux petites maisons et dans l’une une lumière…
Jardinier
Vole jusqu’au jardin des mers
pour y planter des arbousiers
Sous les glaces polaires.
Jardinier.
Pour mon amie prépare une île
plantée de cerisiers stellaires
avec un mur de cocotiers.
Jardinier.
Et dans ma poitrine guerrière
plante pour moi quatre palmiers
comme des mâts de perroquets.
Jardinier.
Liberté des mers
Je connais des îles lointaines
Je connais des rades foraines
Et des passes non balisées
au fond desquelles l’on découvre
dans la pureté matinale
Que va massacrer le soleil
Le même drapeau que l’on hisse
À la façade des mairies
Sur les belles places de France,
Et, sous ce pavillon, des hommes
Qui sont là, mais qui voudraient bien
débarquer un jour à Marseille
Et qui ne savent pas pourquoi…
Redécouverte
Je reconnais mon île plate, et qui n’a pas bougé
Voici les Trois-Ilets, et voici la Grande Anse
Voici derrière le Fort, les bombardes rouillées.
Je suis comme l’anguille flairant les vents salés
Et qui tâte le pouls des courants.
Salut île ! C’est moi. Voici ton enfant qui revient.
Par delà la ligne blanche des brisants
Et plus loin que les vagues aux paupières de feu
Je reconnais ton corps brûlé pas les embruns.
J’ai souvent évoqué la douceur de tes plages
Tandis que sous mes pas
Crissait le sable du désert
Et tous les fleuves du Sahel ne me sont rien
Auprès de l’étang frais où je lave ma peine
Salut terre matée, terre dématée!
Ce n’est pas le limon que l’on cultive ici,
ni les fécondes alluvions.
C’est un sol sec, que mon sang même
N’a pas pu attendrir,
Et qui geint sous le soc comme une femme éventrée.
Le salaire de l’homme ici,
Ce n’est pas l’argent qui tinte clair, un soir de paye,
C’est le soir qui flotte incertain au sommet des cannes
Saoules de sucre.
Car rien n’a changé
Les mouches sont toujours lourdes de vesou,
Et l’air chargé de sueur.
Îles
Îles échouées au ras des eaux
Terres vomies de la mer
Pays sans renom ni fortune
Rochers suant le sel
Victimes flagellées
Par le bourreau des vents
Et le fouet des vagues.
C’est au bord de ces jardins de sable
Au creux de ces nids de varech
D’où flottent des parfums couleur d’iode
De myrrhe d’ossuaire marin
Des odeurs d’océan
Que naît la vie là-bas
À l’homme de ces îles.
Elle s’envole échappée des antres sauvages
Ouverts au flot tiède du soleil
Comme un baume exhalé des forêts de rivage
Tapissées de calcaire blanchi
De coquillages lavés, vides et sans vie
De strombes pâles et ternes, roses jadis,
De carcasses d’oursins creux et chauves
Résonnant le tapage figé
La rumeur sourde des grands fonds.
Références œuvres et auteurs
1 – Blaise Cendrars : Poésies complètes – Denoël 2001
2 – Saint-John Perse : Œuvres complètes : Éloges – La Pléiade – NRF – 1982
3 – Jules Supervielle : Débarcadères – Poésie Gallimard 19664 –
4 – Yves Bonnefoy : La vie errante – Poésie Gallimard – 1993
5 – Rafael Alberti : Marin à terre – Poésie Gallimard – 2012
6 – Louis Brauquier : Je connais des îles lointaines – La Table Ronde – 1994
7 – Guy Tirolien : Balles d’Or – Présence africaine – 1982
8 – Raymond Joyeux : Poèmes de l’archipel – Les Ateliers de la Lucarne – 2014
Merci pour ce florilège !
L’île est une métaphore très riche de notre monde psychique intérieur, protégé du monde extérieur et de ses tourments. En anglais, île se dit d’ailleurs island ou « I – land », terre du moi intérieur.
Elle est une métaphore du refuge, peut-être le souvenir diffus de nos origines, quand nous flottions, heureux et protégés, dans le ventre de notre mère ?
Elle est une métaphore de l’enfance, du paradis perdu, de l’Eden, très largement utilisée en littérature et en poésie. Elle est par exemple l’Ithaque de l’Odyssée, la Procida d’Elsa Morante, l’île de Robinson et de Gauguin, l’île de l’idéal amoureux de Bernardin de St Pierre, l’île de Fréminville (TdH), révélatrice de sa troublante identité sexuelle de transgenre.
On peut aussi la voir comme une métaphore de notre Terre et de notre Galaxie, flottant dans l’espace vide comme dans la matrice maternelle. Les astronomes parlent d’ailleurs joliment des autres galaxies comme étant des « univers-îles ».
En fait, l’île imaginaire ou réelle n’est pas toujours maritime, elle peut être terrestre (Île de France, Île St Louis, village natal), ou compagne de vie bien humaine.
Mais l’île est également une métaphore de notre prison intérieure, de notre solitude et de notre isolement, qui peuvent devenir étouffants et le siège des « mauvais esprits » primitifs.
L’île réelle peut elle-même parfois devenir un huis-clos oppressant (Sartre), avec ses jalousies et ses ragots. Il faut alors la fuir temporairement, ce que Raymond a joliment appelé « l’ex-île » dans un de ses recueils de poèmes, ne serait-ce que pour mieux y revenir.
L’île est donc peut-être aussi une métaphore de notre va-et-vient incessant entre idéal et réalité, et de notre « amour-haine » pour la société dans laquelle nous vivons ?
Merci, Michel, pour ce merveilleux commentaire. J’ai toujours pensé qu’il y avait en toi un poète qui sommeillait. Un poète, un philosophe et un psychanalyste ! Ton texte aurait pu servir d’introduction au petit florilège que j’ai composé un peu à la va vite, je le consens. Il y a tellement de poèmes et de beaux textes sur les îles qu’on en a l’embarras du choix.
Certaines de tes réflexions rejoignent cet incipit du livre de DH Lawrence « L’homme qui aimait les îles « . Je cite : « C’était un homme qui aimait les îles. Et il était né dans une île, mais elle ne faisait pas son affaire, car elle contenait beaucoup trop d’autres habitants, en dehors de lui. Il désirait une île qui fût à lui seul : non pas nécessairement pour y être seul, mais pour en faire un monde qui n’appartiendrait qu’à lui. » Ce petit livre fait partie d’une collection que j’avais commencée avec pour seul critère le mot « île » dans le titre.
Il n’y a rien à ajouter à ton commentaire. Même si des sommes entières ont été consacrées aux îles, à leur attrait, à leur(s) signification(s) psychanalytiques ou autres, tu en as pratiquement fait la synthèse. Je terminerai néanmoins par ce poème de Jean-Claude Renard dans « Toutes les îles sont secrètes » – ouvrage qui fait partie de ma collection :
» Ne cherche rien. Ne vise rien.
Apprends seulement, quand l’île finit par cacher l’île,
à être toi – non pas à toi.
Et dans les contours de la mer, d’où montent avec d’inaudibles vents,
l’odeur vanillée des jacinthes,
hors péril, hors salut,
juste au for de l’immédiat,
découvre ce qui revient au même… »