Saison d’ouragans et de pluies…

LivreNous sommes au début du mois de juillet : l’hivernage est en route. Officiellement, à partir du 1er de ce mois, pour les autorités météorologiques françaises, a débuté la saison des ouragans dans l’Arc antillais. Une onde tropicale a traversé la Guadeloupe et ses îles le 30 juin et la première dépression est née le même jour sur la côte Est de la Floride. Nous devons donc nous attendre dans les semaines et les mois qui viennent à une recrudescence des pluies sur nos régions, même si les prévisionnistes ont annoncé pour cette année une saison cyclonique peu active. Aussi, j’ai choisi pour vous ce texte de l’écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis, extrait de son premier roman Compère Général Soleil édité en 1955 dans la Collection L’Imaginaire chez Gallimard.

***

alexis1Jacques Stephen Alexis est né le 22 avril 1922 à Gonaïves, dans le nord d’Haïti. Médecin, écrivain majeur de la Caraïbe, homme politique engagé, il s’est opposé très tôt à la dictature du président François Duvalier. En avril 1961, trahi alors qu’il avait débarqué clandestinement sur la côte Nord-Ouest d’Haïti, il a été arrêté par des miliciens à la solde du régime, torturé et exécuté à 39 ans avec ses compagnons. De nombreuses informations sur cet auteur et son œuvre sont visibles sur Internet. Vous pouvez à loisir les consulter pour vous faire une idée plus complète de la biographie et de l’importance d’un des plus grands écrivains haïtiens.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Stéphen_Alexis

Raymond Joyeux

L’arrivée de la pluie

couleedeboue - copie » Dehors la pluie s’abattit d’un seul coupL’énorme bête de la pluie aux pattes de verre marche sur Carrefour et déjà, là-bas, à Port-au-Prince. Sur la route, l’eau roule, sale, bouillonnante dans les rigoles. La terre tout à l’heure encore assoiffée par le soleil boit tout son saoul une boue liquide. La pluie claque sur les toits en stries serrées. L’air est plein de vibrations sonores. Les parois de l’horizon deviennent jaune sale, malgré les rideaux de pluie claire. Le vol lugubre et lourd des nuages qui fondent et accourent, sans cesse renouvelés, font au ciel d’immenses ouangas (1) maléfiques de lugubres fétiches de plomb noir. Là où les fourmis ont fait leur demeure, la lave de boue a tout ravagé. Seul l’insecte qui a la fortune d’un brin d’herbe aura peut-être pu survivre au déluge. Toute goutte de vie animale est à la merci de la pluie velue. La pluie impitoyable qui lance ses flèches d’eau.

arbresLes arbres offrent leurs branches à l’ondée et chaque radicelle boit la soupe qui pénètre la terre. Les feuilles se dressent sous la douche pour retomber sous le poids. L’éclair fugace et doré dessine au ciel des arbres morts de fantasmagorie, aux branches tremblantes et folles. Alors la voix énorme de l’orage se fit entendre. L’air s’emplit de l’odeur piquante de la foudre. La pluie redouble. Les crabes « mal-z’oreilles » sortent de la terre laguneuse. Les enfants courent, nus, pour les capturer, dans les rires et dans les cris, dans le piaffement furieux de la pluie qui fait une sensation chatouilleuse en coulant le long de la raie du dos.

images-1Les grands herbages couchés de la pluie sont des fouets sur le corps. Le piaillement désespéré d’un poussin détrempé, vacillant qui a perdu sa mère poule. La Gonave, fumante de brumes, au milieu de la mer au poil hérissé, sous la fusillade des gouttes. Le ventre bosselé d’un nuage, gonflé de larmes, de râles et de sueurs. La lutte désespérée d’un cancrelat, sur la souche dénudée par la herse de la pluie… Les pattes-mâchoires crispées sur la racine. Les dents de la pluie labourant la terre, chassant les pierres, lavant le sable. Chaque motte de terre a la chance de sa gorgée d’eau, chaque graine, la certitude du bourgeon, chaque racine, son bain de fraîcheur.

La mitrailleuse de la pluie contre chaque fleur, chaque graine de pollen nageant dans l’eau bénite.
Les parfums mouillés…
L’abeille transie, alourdie d’eau et de sucs, trébuche…
Demain plus de fleurs feront plus de ruchers…
Noble et théâtral est le baryton des crapauds…

orage-2 - copieMais les pleureuses du ciel s’épuisent. L’éclair doré darde encore quelques langues de feu, puis des salves de canon partent en plein ciel. Le froissement timide de la forêt de pluie s’évanouit au ralenti. Encore des gouttes éperdues. Le rétablissement du cancrelat sur sa racine. L’artillerie lourde du ciel qui tonne de nouveau. L’odeur bleue de l’ozone… Le cuicuitant triomphe du poussin sous le ventre maternel. L’oiseau décoché dans les mailles relâchées du réseau de pluie. Les déchirures gros bleu du ciel… La nature lessivée et luisante sous le rayon propre et tremblant du soleil qui se faufile comme un regard de femme en mal. La respiration plus libre de tout ce qui vit et palpite. L’éclat de verre de l’azur. Le luisant de jade des frondaisons. Puis le brusque allongement du cou du soleil qui nettoie le ciel et secoue sur le paysage sa crinière blonde.

L’éclat de rire du vent…

Grand gosierLe grand-gosier s’élève avec calme sur la mer, pour l’agape vespérale de petits poissons frétillants. L’électricité languis-sante de l’air qui jette un dernier feu de silex. La grêle de gouttes chutant des arbres à chaque respiration du vent. Le cheval dans la prairie frappe du sabot, hennit et se gratte le poitrail d’un coup de tête. Ça sent l’amour ; toutes les fleurs baillent leurs parfums. Alors, les fuseaux des jambes de la petite marchande de fruits dorés ouvrent et ferment leur compas sur l’asphalte moiré, son cri fuse, clair et vermeil : « Voilà les mangots cornes… Voilà la douceur qui vient ! »
Bientôt les gens sortirent, les yeux au ciel, le bras horizontal, à la recherche d’impalpables gouttes. « 

586-haiti_caribbean_weathe_5_standaloneprod_affiliate56 - copie

Jacques Stephen Alexis (1922-1961)

(1) ouanga : objet ou ensemble d’objets doués d’un pouvoir envoûtant, maléfique.
Par extension, sorcellerie, maléfice
.

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