La girouette de Spinoza
À l’heure où les lycéens français de Terminale ES ont eu à plancher sur le sujet suivant de philosophie : Suffit-il d’avoir le choix pour être libre ? je leur conseillerai, en manière d’illustration a postériori, la lecture du livre de l’écrivain espagnol Javier Cercas, né à Caseres en 1962, À la vitesse de la lumière, roman publié en France chez Actes Sud en 2006, et paru en poche en novembre 2010. C’est un livre relativement ancien mais qui fut très remarqué à sa sortie et que j’ai acquis par pur hasard pour 50 centimes d’€uro en fouinant l’été dernier dans les rayons d’une librairie d’Emmaüs au Creusot, en Saône et Loire où je passais une partie de mes vacances.
En parlant de hasard, ce livre de Javier Cercas montre justement comment les rencontres que l’on fait peuvent faire basculer une vie, l’orienter dans un sens ou dans un autre et que ce basculement s’avère souvent heureux ou tragique pour soi et pour les autres surtout s’ils vous sont proches. Que finalement, selon l’auteur, le hasard de ces rencontres est le moteur premier de l’existence. Que l’on n’est, au bout du compte, nullement maître de sa propre destinée et que les choix en apparence libres que l’on opère la conditionnent en grande partie sinon totalement. Rappelons-nous la célèbre allégorie de la girouette de Spinoza qui croit tourner de sa propre volonté alors que c’est le vent qui la meut et la dirige.
Une réflexion sur la guerre et ses conséquences
Mais ce livre n’est pas seulement un constat implacable des conséquences de ces rencontres fortuites sur le cheminement existentiel. C’est aussi une réflexion sur la guerre et les séquelles irréversibles qu’elle laisse dans le corps et l’esprit de celui qui en a réchappé. En l’occurrence un vétéran de la guerre du Viêt-Nam avec lequel le narrateur sympathise et partage réflexions et souvenirs.
Un livre sur l’amitié et la force de l’écriture
Rejoignant les considérations de son compatriote Juan Goytisolo rassemblées sous le titre La forêt de l’écriture (Fayard 1997), et le non moins célèbre essai de l’Argentin Alberto Manguel : Une histoire de la lecture (Actes Sud 1998), le livre de Javier Cercas est également une réflexion sur l’écriture. Le poids irrépressible de l’imaginaire et de l’écrit face à la légèreté supposée de la réalité. Son côté dérisoire en même temps que sa nécessité quasiment vitale. Sur le rôle de l’écrivain dans la cité. Sur ce qu’il doit ou ne doit pas raconter. Sur les risques encourus en cas de trop grande célébrité. L’auteur fait un parallèle convaincant entre le mal occasionné par la guerre et celui qui découle du succès enivrant, littéraire ou artistique, de l’écrivain, du peintre ou du musicien. Mal qui finit le plus souvent par détruire celui qui le vit ou l’expérimente. C’est enfin un livre sur l’amitié, extrêmement fort, dans un style sans concession qui va toujours à l’essentiel, sans fioriture ni sentimentalisme.
Le Que sais-je ? de Montaigne
En conclusion, le narrateur, donc sans doute l’auteur (car il s’agit vraisemblablement d’une autofiction comme on dit aujourd’hui), semble n’avoir aucune certitude sur ce qu’il dit, fait ou pense. Il ponctue prudemment en permanence ses allégations et ses réflexions de « je ne sais pas », de « peut-être ». Ce qu’il raconte de sa vie, de son amitié, de son état d’apprenti-écrivain d’abord, d’auteur à succès ensuite, laisse voir qu’on est tous pris à des degrés divers dans un tourbillon que l’on peut difficilement maîtriser et que les événements se succèdent et s’enchaînent, malgré nous, à la vitesse de la lumière, nous laissant souvent désemparés, sinon complètement détruits. Un seul espoir cependant : l’écriture. Écrire pour tenter d’échapper à l’enfer, ce qu’en réalité peu de gens peuvent ou savent faire. Mais c’est là un point de vue d’écrivain que l’on n’est pas forcé de partager entièrement et que l’on peut en tout cas discuter.
Néanmoins, à vous, chers lecteurs, à vous étudiants qui venez de passer le Bac et qui avez « choisi librement » de traiter la question du choix et de la liberté, je ne saurais trop conseiller la lecture de ce livre que vous aimerez à coup sûr, les uns et les autres…, si tant est que vous fassiez vôtre ce propos de l’écrivain Alain-Julien Rudefoucauld, propos exprimé dans une interview au quotidien Libération : « J’ai toujours pensé que la littérature est un des meilleurs moyens, sinon le meilleur, de modifier le rapport que les personnes ont au monde. Pas comme thaumaturge, en sollicitant une réflexion, une pensée chez le lecteur. »
Contrairement aux écrits de certains auteurs à la mode, vite lus, vite oubliés, qui sont davantage, selon moi, de l’ordre du passe-temps, peut-être efficace et agréable en tant que tel, mais souvent de nature superficielle et finalement sans portée affective ou métaphysique véritable, ce livre de Javier Cercas vous apportera beaucoup sur le plan émotionnel et alimentera votre réflexion et votre expérience sur la nécessité de l’écriture, (et de la lecture), la folie des hommes, l’amitié salvatrice, le sens de la vie…
Raymond Joyeux
Passionnant article, entre tes réflexions et références, et qui donne envie de lire promptement ce livre de Javier Cercas (que je ne connaissais pas). Merci Raymond!
Personnellement je fais plutôt parti des gens qui ont une lecture « passe temps ». Mais j’aime beaucoup les livres de faits réels, les livres historiques qui m’ont été plus instructifs que les heures d’histoire-géo à l’école….car plus intéressé et plus conscient que notre quotidien en découle.
« Le hasard de ces rencontres est le moteur premier de l’existence », ceci est tout à fait vrai…Arrivé à un certain age (on va dire la cinquantaine) notre personnalité résulte en 1 ère partie de nos rencontres,bonnes ou mauvaises, de nos choix, bons ou mauvais également, mais aussi de notre entourage, de l’époque dans laquelle nous vivons . Alors effectivement, on a surement été conditionné plus qu’on le croit. En 2 ème partie, nos racines et notre caractère , socle de notre ego, viennent compléter l’expérience d’une vie. La chance ou malchance s’en mêle souvent.
Amitié, sens de la vie, voilà des mots qui devraient s’écrire en majuscule !
En fait la vie n’est pas un fleuve tranquille, mais une partie de poker….
Merci mes amis pour vos commentaires. À propos du hasard qui régit nos vies, j’ajouterai pour ma part cette réflexion de l’écrivain italien Antonio Tabucchi, décédé en 2012 à Lisbonne. Réflexion trouvée dans une interview donnée au Magazine littéraire en novembre 2004, et que j’ai retrouvée aujourd’hui, justement par hasard, en feuilletant ce magazine. Voici cette réflexion :
« Le hasard est un élément fondamental de notre vie. Par exemple, le fait d’être dans un lieu avec quelqu’un est toujours la conséquence de toute une série de hasards qui ont déterminé nos vies respectives et qui nous ont amenés au même lieu en même temps. Normalement on n’y pense pas, parce qu’un tel constat nous donne le vertige. Moi, j’y pense lorsque je commence à écrire. Cette séquence de hasards qui change le cours de notre vie, qui peut faire disparaître ou rencontrer des gens, devient pour moi matière littéraire. »
Je vous recommande la lecture de cet auteur. Italien d’origine mais qui avait adopté le Portugal comme patrie littéraire. Grand connaisseur et amoureux du poète portugais Fernando Pessoa, il a traduit ses œuvres en italien.