Une fois n’est pas coutume, je vous propose aujourd’hui, chers lecteurs, un extrait de mon récit Fragments d’une enfance saintoise, édité à Terre-de-Haut, aux Ateliers de la Lucarne en 2009. Le passage que j’ai choisi a pour sujet la venue aux Saintes du navire mythique de la Marine nationale, le croiseur-école Jeanne-d’Arc, accompagné le plus souvent de son escorteur principal le La Grandière. Cet événement qui a marqué mon enfance était une tradition bien établie à une époque où les bâtiments de la Royale ne manquaient jamais de faire escale dans notre rade, souvent à date fixe et pour plus de quinze jours, depuis les débuts de la marine à voile, nous l’avons vu avec l’épisode de Fréminville, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui, ce n’est qu’exceptionnellement, et pour une journée tout au plus, que mouillent en baie des Saintes les navires de guerre français. Autre époque, autres mœurs, dit-on. Les anciens marins qui me lisent, je sais qu’il y en a, se souviendront, sans doute avec un peu de nostalgie, de leur escale lointaine à Terre-de-Haut, de l’accueil qui leur était réservé et de l’impact auprès de la population saintoise de la présence plus que bien venue dans nos îles de ces fabuleux navires et de leurs sympathiques équipages.
L’arrivée de la Jeanne
Les occasions de se divertir aux Saintes étaient à cette époque (1950-60), peu nombreuses. La fête patronale du 15 août, point culminant des manifestations communales, avec ses inénarrables discours, ses jeux et compétions, ses feux d’artifice et son bal public, n’était concurrencée que par le réveil en fanfare du 14 juillet, les premières communions et les rares mariages qui ne réunissaient de toute façon que la famille et les amis. Il y avait bien, le temps d’une soirée au Ti-Coq, un tournoi épique de boxe entre nos champions locaux Louloul Hoff et Pierrot Tarquin confrontés à un ou deux faire-valoir de dernière catégorie venus de Guadeloupe, mais à vrai dire, seules les escales annuelles dans notre rade de la Jeanne d’Arc et de ses escorteurs nous apportaient une réelle et durable animation populaire et quelle animation !
C’était bien entendu la gendarmerie qui annonçait par voie d’affiche la venue du navire-école. L’information qui avait déjà fait le tour de la commune était relayée en chaire de vive voix par notre curé, le Père Offrédo, Breton, comme il se doit, et qui n’était pas, le moment venu, le dernier à monter à bord. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui l’excitation fiévreuse de la population de notre petite commune à l’annonce d’un tel événement. C’était à celui qui apercevrait le premier les silhouettes caractéristiques des bâtiments de la petite flotte, car la Jeanne d’Arc était toujours accompagnée de l’aviso La Grandière, d’un autre escorteur et d’un ou deux dragueurs de mines, Le Canopus ou La Croix du Sud.
Dès la nouvelle confirmée, les jeunes gens grimpaient aux mornes pour souffler dans leurs cornes de lambi à la première manifestation à l’horizon d’une fumée de cheminée. Les cris de « mili ! mili ! » (le voici, le voici), se répercutaient alors de crête en crête, de rue en rue, et la population se rassemblait par famille au bord de la mer pour voir apparaître et avancer lentement derrière le Pain de Sucre, la masse imposante et majestueuse de l’un des plus beaux fleurons de la Marine nationale d’alors qui faisait battre à l’unisson le cœur de tous les Saintois… et Saintoises.
Dans un petit carnet lui ayant appartenu et que je garde précieusement, mon père a noté : « La Jeanne d’Arc est arrivée aux Saintes le 3 mars 1951, un samedi avec vent d’Ouest toute la semaine. » C’était en effet le plus souvent aux alentours des vacances de Pâques que nous avions droit, pour pas moins de trois semaines, à la visite traditionnelle des nombreux officiers, élèves-officiers et marins de ces bâtiments de la Royale. Tout avait été prévu pour les recevoir comme il le fallait. Bars, stands, restaurants pavoisés avaient fleuri à leur intention dans le bourg et sur les plages.
Empailleurs d’iguanes, de tortues marines et de poissons armés, lavandières, vendeurs occasionnels de strombes vernis et d’étoiles de mer, constructeurs patentés de voiliers miniatures et de nasses décoratives en lamelles de bambou ; tout un petit monde de pacotilleurs, de livreurs de beignets, de liqueurs et de bière s’étaient préparés depuis des mois à offrir leurs marchandises ou leurs services, autorisés pour la circonstance à monter à bord avec leurs lourds paniers…
L’après-midi, une kyrielle d’embarcations, remplies jusqu’à la lisse d’enfants braillards, de jeunes filles en fièvre et parfois de grand’mères hardies, partaient faire à la rame dix fois le tour de La Jeanne, pour l’unique raison de saluer de la main et de la voix les marins à pompon rouge appuyés au bastingage qui se prêtaient volontiers au jeu innocent et cordial des salutations… Ou qui déversaient par-dessus bord reliefs de repas et déchets de cambuse que les éleveurs de cochons, de cabris ou de poules venaient récupérer sous la manche, dans des bassines appropriées. Il n’était pas rare que, trompés par le roulis ou calculant mal les trajectoires, ils reçoivent sur la tête des seaux de lavures graisseuses, mêlées de pain gonflé et de restes de victuailles, sous les lazzis des promeneurs à l’aviron, pliés de rire dans leurs canots.
Le soir, la chaloupe principale que nous avions baptisée Gros-Nez, à cause de l’énorme défense en corde tressée qui ornait le haut de son étrave, déversait sur les quais, à intervalle régulier, ses cargaisons de gaillards en goguette, venus faire la java à terre, ou installer sur la place de l’embarcadère leur écran de drap blanc et leurs appareils de projection alimentés par un groupe électrogène ramené du croiseur. Nous avions droit aux films muets de Laurel et Hardy ou de Charlot, aux aventures de Tarzan ou de Fernandel qui nous faisaient rire aux larmes, mais également à des histoires plus romantiques ou mélos comme Les deux orphelines qui faisaient pleurer pour de bon tous les spectateurs. Et quand ce n’étaient pas des films qui nous étaient proposés, nous étions invités à bord pour une représentation à la belle étoile de comédies musicales telles que Tout va très bien madame la marquise, interprétées en costumes sur le pont arrière par la troupe des comédiens improvisés de l’équipage. Lilliputiens au flanc de Gulliver, un nombre impressionnant de petits canots, attachés les uns aux autres se dandinaient à la queue leu leu le long de la coque du navire et il fallait avoir bon pied bon œil pour retrouver et regagner le sien dans l’obscurité, sous les commentaires, les rires et les bousculades, à la fin de la séance.
Comme beaucoup de Saintois de mon âge et sans doute aussi plus âgés, je dois mon premier contact avec le cinéma et le spectacle de scène à ces divertissements mirifiques à nos yeux que nous offraient les marins délurés de la Jeanne d’Arc. Le dimanche, après la grand-messe, un défilé en uniforme de parade, avec drapeaux, étendards et fanfare, venait couronner plus militairement les réjouissances. Il fallait être gravement malade pour rester cloîtré à la maison ce jour-là. À ce propos, j’allais oublier de préciser que notre île, ne disposant à résidence ni de médecin, ni de dentiste, ni de pharmacien, c’étaient les services médicaux du navire qui prenaient en charge gracieusement les interventions sanitaires de toute nature, courageusement tenues en réserve pour l’occasion.
En un mot, les escales aux Saintes de la Marine nationale, et de la Jeanne d’Arc en particulier, étaient pour nous, sur tous les plans, plus que providentielles. Nous vivions pour ainsi dire, d’une année sur l’autre, dans la perspective excitante de voir se profiler à l’horizon leurs légendaires silhouettes. Et durant les séjours particulièrement animés de leurs équipages, notre vie était rythmée par les bienfaits qu’ils nous prodiguaient généreusement, ponctuée matin et soir par la musique caractéristique du clairon accompagnant la levée et la descente des couleurs. Musique sur laquelle nous avions composé ce quatrain, chef-d’œuvre de naïveté infantile pour le moins irrespectueuse, que nous chantions en chœur aux récréations :
La France est notre mère
C’est elle qui nous nourrit
Avec ses pommes de terre
Et ses poissons pourris.
Mais la vie n’étant pas faite que de plaisirs ni de refrains simplets, il nous fallait un matin nous résoudre avec tristesse à voir nos amis lever l’ancre et nous, écoliers de 10-11 ans du bout du monde, nous résigner à reprendre à contrecœur le difficile chemin de l’école… jusqu’à l’année suivante.
Raymond Joyeux
Fragments d’une enfance saintoise – 2009
Un article effectivement plein de nostalgie pour l’ancien marin que je suis . C’est en accompagnant l’arrivée de la course du rhum à Pointe à Pitre en 1986 que j’ai découvert la Guadeloupe. C’était à bord d’un aviso A69, Enseigne de vaisseau Jacoubet,qui d’ailleurs navigue toujours. Après quelques jours à Pointe à Pitre, cap sur Marie Galante, puis 2 jours aux Saintes.
Je ne devais jamais m’en remettre, le coup de foudre existe…..En appareillant vers la Martinique puis l’Amérique du Sud,je me suis promis d’y revenir un jour. Ce fut chose faite en 2001, coup de foudre pour mon épouse, et depuis…l’histoire n’est pas fini ! Certes plus de cinéma sur le ponton, les scoots et voitures pullulent, mais on ne peut rien contre le progrès bulldozer. Nous profitions pour entretenir les tombes de nos frères d’armes au cimetière local. La population était chaleureuse , et la cuisine créole…que du bonheur ! Comme aujourd’hui….
Dommage que la royale snobe votre île, fini les échanges sincères entre saintois et marins . Le tourisme a étouffé l’état d’esprit que vous décrivez si bien.
Atht
souvenirs souvenirs
Merci mes amis pour vos commentaires, si courts soient-ils, qui contribuent à faire vivre ce blog. Je répondrai brièvement à Atht que ce n’est pas la Royale qui snobe les Saintes mais bien l’étroitesse d’esprit d’une certaine municipalité qui depuis 2001 a volontairement distendu les liens avec la marine nationale, rompant unilatéralement avec une tradition vieille de plusieurs siècles, pour d’obscures raisons que je n’évoquerai pas ici. Le quotidien France-Antilles en avait fait en son temps son grand titre dont j’ai conservé la coupure. On dit souvent que les peuples ont les élus qu’ils méritent, bons ou mauvais, mais en l’occurrence, je ne pense pas que la population de Terre-de-Haut ait été vraiment enthousiaste d’une décision qu’elle a désapprouvée et qu’elle ait mérité de voir nos navires et les couleurs de la France déserter la rade des Saintes !…
Décidément quel triste personnage ce maire….et s
es sbires. Ceci dit si vous permettez, j’aimerai lire les coupures que vous avez conservé.
Merci
Le 15 décembre 2001, le journal France-Antilles commentait ainsi le déroutage de la Jeanne d’Arc sur Pointe-à-Pitre :
« La Jeanne pointoise
Le 29 décembre prochain (2001), l’escale de la Jeanne-d’Arc et de la frégate anti sous-marine Georges-Leygues, qui l’accompagne lors de ses périples autour de la Terre, initialement prévue aux Saintes, se fera cette année à Pointe-à-Pitre. Le désintérêt du maire de Terre-de-Haut pour les soldats venus restaurer les tombes des militaires enterrés dans sa commune ne serait pas étranger à ce déroutage de la Jeanne. »
C’est depuis cette date que les navires de la Royale se sont faits moins nombreux en rade des Saintes et pour moins longtemps qu’autrefois. À titre personnel, je voudrais cependant ajouter qu’au jour d’aujourd’hui, la plupart des tombes évoquées sont bien entretenues et qu’un effort indéniable a été fait de ce côté, il faut le reconnaître.