Nous avons déjà présenté brièvement le cimetière de Terre-de-Haut dans une précédente chronique, à l’occasion des illuminations de la Toussaint 2013. La description qui suit ne fait pas cependant double emploi. C’est celle faite en 1950 par un écrivain-voyageur britannique du nom de Patrick Leigh FERMOR dans un ouvrage intitulé The traveller’s tree, paru en français aux éditions Payot en 1993 sous le titre Vents alizés. L’auteur, né le 11 février 1915 à Londres et mort en Angleterre le 10 juin 2011, était un ancien officier du renseignement de l’armée britannique et résistant pendant la guerre de 39-45.
Vents alizés a été son premier livre, parmi beaucoup d’autres qu’il publia par la suite. Couronné par de nombreux prix littéraires dans son pays d’origine, c’est le récit d’un long périple à travers la Caraïbe, effectué par l’auteur après la guerre, de la Guadeloupe à la Jamaïque en passant par Trininad, Sainte-Lucie, Antigua et toutes les autres îles, grandes et petites… La visite faite au cimetière de Terre-de-Haut voilà plus d’un demi-siècle est intéressante à plus d’un titre, à condition de se placer dans le contexte de l’époque et de corriger certaines indications, comme celle invraisemblable des manguiers parmi les tombes, et les supposés corps de marins anonymes échoués sur une plage, à moitié dévorés par les requins…C’était pour voir les tombes des marins anglais et français tués pendant la Bataille des Saintes que l’auteur avait entrepris ce pèlerinage. Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, mais son récit n’en est pas moins instructif – tant du point de vue historique que littéraire – pour ceux qui s’intéressent, sans nostalgie, au passé de notre île.
Bonne lecture, et … Joyeuses Pâques à tous.
Raymond Joyeux
« Un petit cimetière marin »
Dans l’espoir de découvrir les tombes de marins anglais ou français tombés à cette occasion, (lors de la Bataille des Saintes en 1782 ), je m’enquis de la route du cimetière. Un chemin s’enfonçait dans les terres et passait devant un tertre vert surmonté d’une croix. (La Chapelle des Marins, à droite en montant.) De vieux arbres ombrageaient le sentier, bordé de part et d’autre de prairies accidentées : paysage apprivoisé, peu tropical, plus proche d’un chemin vicinal en Bretagne ou dans les Cornouailles.
Il n’y avait point de sépultures de la Bataille des Saintes : en fait aucune tombe antérieure aux premières décennies du XIXe siècle. C’était un petit cimetière marin envahi par la végétation et presque délaissé, édifié au fond d’une cuvette à l’ombre de manguiers pareils à des chênes, tout empreint d’une romantique mélancolie dans son abandon et sa décomposition.
Les mausolées sophistiqués qui rendent les cimetières des Caraïbes tellement extravagants et bizarres laissaient ici la place à une forêt de croix de bois mangées par les vers qui penchaient de tous côtés au milieu des herbes hautes. Les intempéries avaient à demi effacé les noms et les tombes elles-mêmes étaient bordées, sinon même entièrement recouvertes, de ces belles conques qui parsèment toutes les côtes antillaises, plantées en terre du côté le plus large, le cône pointé vers le ciel.
Ces adorables coquilles ont souvent plus de trente centimètres de long : blanches et de texture crayeuse, elles s’enroulent en volutes spirales et ouvrent des lèvres hérissées, révélant des antres d’un rose très pâle. Bon nombre de tombes symbolisaient les aléas de la vie du marin et du pêcheur : des croix de bois noir, sur la traverse desquelles une légende écrite en peinture blanche craquelée indiquait : Ci-gît un marin, sans nom ni date, ni nationalité.
De tous côtés le message se répétait, signalant le lieu d’inhumation des corps que la mer avait rejetés sur les rivages de l’île, leurs traits et leurs pièces d’identité oblitérés par leur séjour dans l’eau quand ils n’étaient pas à moitié dévorés par les requins. Ici ou là, on déchiffrait de justesse une ancre tatouée et cet emblème, qui trouvait un écho en peinture blanche, accompagnaient alors leurs laconiques épigraphes.
Sous un cactus, une dalle de marbre marquait la tombe de Marie-Louise Félicité de Gimel, baronne Séridon de La Salle, morte sous le règne de Louis-Philippe. Qui était-elle et qu’est-ce qui l’avait conduite dans cet îlot ? Un modeste tertre recouvrait les restes de jumeaux diparus à huit ans : Ici reposent Yves et Germaine, deux anges.
Une herbe salée et drue avait tout envahi. Ici ou là prospéraient de fragiles anémones et des pervenches, et des lézards, aussi impassibles que s’ils étaient taillés dans l’émeraude, reposaient sur des dalles craquelées et brulantes. Ils regardaient dans le vide de leurs grands yeux fixes, en d’obliques postures d’une vigilance pétrifiée. Au moindre bruit de pas qui approchait, ils filaient le long d’une croix avec la rapidité d’un missile et s’arrêtait tête en bas dans la même attitude figée avec une soudaineté aussi étonnante que leur vitesse. Deux papillons rouges dansaient un ballet dans les feux du sud.
Patrick Leigh FERMOR
Les changements intervenus depuis 1950
Les Saintois de ma génération, et bien mieux, ceux de la précédente, ont connu cette allée ombragée et bucolique qui menait au cimetière. À l’époque où elle n’était qu’un large passage de terre ocre, non encore bétonné, le plus souvent raviné en ornières par les pluies d’hivernage, les Chemins de Croix du Carême et celui plus solennel du Vendredi Saint se célébraient en procession, à 15 heures, le long des XIV stations, indiquées chacune par un petit écusson blanc marqué d’un chiffre noir et fixé aux énormes poiriers qui la jalonnaient jusqu’au portail toujours grand ouvert cimetière .
Sur ce point P.L.Fermor ne s’est pas trompé quand il parle de ces vieux arbres de part et d’autre du sentier et des prairies herbeuses qui le bordaient à gauche comme à droite. Aujourd’hui, il ne reste que quelques rares poiriers à demi creux et ce sont de superbes villas blanches aux boiseries vertes et toit rouge, de style colonial modernisé, qui se dressent avec clôture et haies fleuries au milieu de ces prés accidentés préalablement aplanis et viabilisés.
Où, à notre avis, il fait fausse route c’est quand, s’agissant du site même du cimetière, il confond manguiers et filaos, arbres qui se différencient pourtant parfaitement, aussi bien par la texture de leur tronc que par leur ramure et leur feuillage. À notre connaissance il n’y a jamais eu de manguiers à cet endroit, mais d’énormes filaos aux racines rampantes dont certains ont dû être abattus.
Quant aux massifs de pervenches blanches et bleues mentionnés par l’auteur, qui ornaient jusqu’à récemment encore tombes et allées, et qui en faisaient avec les conques roses une spécificité saintoise, ils ont totalement disparu eux aussi, la plupart des tombes n’étant plus fleuries que par de banals bouquets artificiels qui ne demandent ni entretien ni arrosage mais dont les couleurs pâlissent au soleil et qu’il faudra remplacer à la prochaine fête des morts.
Ces bouquets artificiels sont posés dans des vases de plastique vert directement sur les dalles carrelées ou, à l’abri, sous la petite chapelle ouverte des caveaux, surmontée d’une croix, mausolées uniformes de béton blanc qui ont remplacé les modestes et traditionnels tumulus de sable doré joliment décorés de coquillages marins… Nous avons en revanche retrouvé la tombe du marin inconnu et celle de la baronne Marie-Louise Serindon de la Salle et de sa sœur Marie Caroline, inhumées côte à côte, à deux années d’intervalle, ancêtres d’une grande famille créole bien connue en Guadeloupe, les Petit-Lebrun, famille dont certains membres auraient vécu aux Saintes jusqu’au milieu du siècle dernier.
Si Fermor n’a pas trouvé les sépultures des combattants tombés pendant la Bataille des Saintes de 1782, but de son pèlerinage, il aurait à l’évidence remarqué que pas moins d’une trentaine de marins français y ont été enterrés de 1838 à 1942, même si lors de son passage, en 1950, n’existait pas encore le mémorial de la Marine Nationale érigé en leur honneur et qui porte leur nom et la date de leur décès le plus souvent accidentel.
Finalement, en dépit de quelques petites erreurs, dues sans doute à une connaissance superficielle et approximative de l’histoire des Saintes mais surtout aussi à l’imagination fertile de l’écrivain-voyageur, cette description de notre cimetière, datant de 1950, nous permet de faire la comparaison avec ce qui existe aujourd’hui et de voir comment en 64 ans de distance ce cimetière et son environnement ont évolué. Ce n’est pas là, nous semble-t-il, son moindre intérêt.
Raymond Joyeux