L’auteur de ce texte a pour nom Sauzeau de Puybernau. Il a séjourné à Terre-de-Haut de la fin du 19ème siècle au début du 2oème comme médecin militaire. Passionné d’histoire, il a publié une monographie sur Les Saintes qui fut imprimée à Bordeaux en 1901. Ce document est une source précieuse d’informations et de réflexions sur l’histoire de l’Archipel saintois. La chronique qui suit est extraite intégralement de cette monographie de la page 40 à 43. Avoir toujours en tête, en la lisant, que le texte date de 1901. L’orthographe et les expressions de l’époque ont été respectées. Les illustrations anciennes proviennent de diverses collections signalées sous les reproductions. Les photos récentes en couleur sont de Raymond Joyeux.
Le Pénitencier
» L’Ilet à Cabrits ne présenterait actuellement (nous sommes en 1901) rien d’intéressant si l’on n’y avait pas construit depuis 1866, deux établissements importants de la colonie : le pénitencier et le lazaret.
Le pénitencier est bâti sur l’emplacement de l’ancien Fort Joséphine, à une altitude presqu’équivalente de celle du Fort Napoléon qui lui fait face. L’ascension en est assez pénible, quelque route que l’on suive ; les divers sentiers qui y conduisent représentent environ un trajet de 1200 mètres.
À 75 mètres au-dessus du niveau de la mer, à l’intersection de ces différentes routes, se trouve un plateau où l’on voit encore les restes d’une caserne qui était, autrefois, réservée à un détachement d’infanterie de marine commandé par un lieutenant ; le détachement était chargé de la surveillance extraordinaire et de la répression des prisonniers. Ces bâtiments sont fort endommagés par les coups de vent, mais ils pourraient être facilement restaurés et utilisés.
Sur le pénitencier des Saintes ne sont dirigés que les détenus condamnés à plus d’un an de prison, à la réclusion et aux travaux forcés ; ces derniers sont évacués sur Cayenne par convois, deux fois par an en moyenne.
Les locaux affectés aux prisonniers de l’Ilet n’offrent aucune sécurité, aucune garantie. Ils se composent, somme toute, d’une vaste baraque fermée par de planches simples qui nécessitent des réparations continuelles. Dans le même bâtiment, sur les ailes, sont logés les gardiens : leurs chambres sont indignes d’être utilisées à ce point de vue.
Les simples prisonniers, dont le nombre moyen est de 30 à 40, sont répartis dans une salle commune, dont les grilles sont ouvertes à quelques mètres à peine sur les appartements du régisseur, qui devient ainsi aussi surveillé que surveillant.
Les forçats et les réclusionnaires sont logés dans une salle voisine, inversement exposée ; ils se trouvent dans les mêmes conditions d’habitation que les premiers, c’est-à-dire pêle-mêle et sans clôture plus soignée. Ces conditions insuffisantes de claustration nécessitent, de la part des gardiens, une surveillance de tous les instants ; car il n’est pas rare, on le conçoit, qu’il y ait des tentatives d’évasion. L’un deux remarqua, une nuit, au cours d’une ronde, que la lumière filtrait à travers une planche tout près de l’intersection de celle-ci contre une grosse poutre de soutien ; un forçat l’avait séparée petit à petit avec une lame de vieux fer de quelques centimètres à peine, et s’était fait prendre juste au moment où il franchissait l’issue artificielle qu’il avait eu tant de peine et de patience à se fabriquer.
Le nombre des évasions effectives est restreint ; car le plus souvent les fugitifs n’ont pas le temps de quitter l’Ilet ni de se munir d’une embarcation quelconque. Quand ils réussissent à se procurer le nécessaire, ils gagnent la Dominique ; l’un d’eux fut arrêté, récemment à Terre-de-Bas, où il avait été poussé, sur une porte de magasin qui lui servit de radeau toute une nuit.
Les simples détenus sont seuls autorisés à quitter la prison pour travailler sous la plus étroite surveillance. Leur travail commun consiste à convertir en cailloux, pour macadamiser les routes de la colonie, les énormes blocs rocheux qui sont attachés aux flancs du Morne Joséphine. Le service général de la prison comprend encore un aumônier et un médecin.
Le lazaret
Le Lazaret des Saintes est bâti dans un vallon que domine à l’Est le morne Joséphine et le morne Bombarde, à l’Ouest le morne à Cabrits. Il se compose de plusieurs grands et beaux bâtiments bien compris, bien exposés, dont l’ensemble est séduisant à la vue. Le vallon étroit sur les hauteurs duquel ils sont disposés est bien aéré, sans pour cela être balayé par le vent, dont le mettent d’ailleurs à l’abri, sauf au Nord, les pics avoisinants. Il est à 40 mètres environ au-dessus du niveau de la mer ; le terrain en est volcanique, sans marécage, ce qui fait du lazaret un établissement exceptionnel : il satisfait, j’ose dire, à toutes les exigences d’aération, de lumière, de salubrité qui manquent souvent à ces stations sanitaires.
Il jouit de plus de cet avantage d’être isolé sans éloignement. On peut se rendre à Terre d’en Haut au lazaret en une vingtaine de minutes. Et pourtant, si la surveillance du gardien comptable et des agents sanitaires s’effectue convenablement, l’isolement est parfait. Il ne faut pas perdre de vue que c’est le seul point où l’isolement naturel puisse être complet.
À ce point de vue, les Saintes rendent un service inappréciable, car on ne peut songer sans frémir aux conséquences terribles qui éclateraient à l’occasion d’une maladie épidémique sérieuse et grave, si la colonie n’avait à sa disposition que le lazaret de l’Ilet à Cosson, tout près de la Pointe-à-Pitre.
Les pouvoirs locaux ont agité, l’année dernière, (1900 ou 1899), la question de désinfecter le lazaret des Saintes pour le transformer en établissement hospitalier. Certes, les grandes salles des bâtiments sont admirablement aptes à donner asile à des malades dont le nombre s’accroît parallèlement à la misère publique. Mais il est presque sûr qu’on ne tarderait pas à regretter cette transformation, s’il sévissait la plus petite variole, le plus faible choléra ; je ne veux même pas songer à la peste… Dans le cas où la nécessité de cet établissement ne s’imposerait pas à tout le monde, pour des raisons que je ne chercherai pas à démêler, je crois qu’il vaudrait mieux songer à un sanatorium. Le nombre de tuberculeux en Guadeloupe est considérable, et la maladie, comme partout fait des progrès rapides… »
Sauzeau De PUYBERNEAU
L’Ilet à Cabris aujourd’hui
Un an après la publication de la monographie sur les Saintes du médecin militaire Sauzeau de Puyberneau,(1902), le bagne a été supprimé à Terre-de-Haut et les bâtiments se sont progressivement dégradés. Ceux du lazaret ont été détruits par un cyclone après sa fermeture quelques mois suivant la disparition du pénitencier. Il ne reste de cette époque que des fondations en pierre envahies par la végétation, trois citernes relativement bien conservées et des pans de murs qui résistent à la fatale usure du temps et à un écroulement programmé. Entre 1960 et 1970, une société hôtelière ayant obtenu du département un bail de 99 ans a fait construire sur la crête de l’Ilet des bungalows dont les laids vestiges lépreux défigurent aujourd’hui outrageusement le site. La réhabilitation de cet espace naturel passe par une destruction totale de ce qui subsiste de ces constructions. Désormais propriété du Conservatoire du Littoral qui en a fait l’acquisition ces dernières années, il appartient à cet organisme, en partenariat avec la Commune et le Département de la Guadeloupe, d’initier une mise en valeur de ce joyau de l’archipel des Saintes, afin de permettre son exploitation judicieuse et adaptée, ne serait-ce qu’en dégageant les ruines de la végétation, en y aménageant des sentiers d’excursion et en entretenant la plage, point de ralliement et de villégiature de nombreux Saintois résidents et de touristes en période de fête et de congés.
Raymond Joyeux
Passionnante chronique sur notre ilet préféré qui nous plonge avec effroi dans ce que pouvait être le sort de ces forçats. Curieux renversement de l’histoire qui transforme un lieu de douleur et d’aliénation en un petit joyaux de beauté et de bien être ….
Un grand merci Cathy pour votre commentaire. La présence de l’Ilet à Cabris, barrant la passe, juste en face de ma maison natale, m’a toujours fasciné. Avec mes camarades de classe du primaire, je l’ai dessiné au moins 100 fois lorsque les maîtres nous laissaient libre choix. Et combien de fois, adolescent, suis-je allé en partie, comme on dit aux Saintes ! Il me souvient qu’une baraque en bois délabrée du Lazaret existait encore. Je pense qu’une réhabilitation respectueuse devrait commencer par le dégagement des ruines. Ce serait un beau chantier pour une association. On pourrait voir ainsi l’emplacement exact et la disposition des bâtiments, aussi bien ceux du lazaret que ceux de la caserne et du pénitencier car toutes les fondations sont restées intactes. En collaboration avec le Conservatoire du Littoral et de la Commune, ce ne serait pas trop difficile, mais encore faudrait-ile que les instances concernées soient parties prenantes et qu’elles en prennent l’initiative. L’histoire de cet ilot serait alors restituée aux Saintois et visiteurs, car beaucoup ici ignorent ce qui s’y est passé. Les scolaires pourraient être le premier public intéressé. Dans beaucoup de pays, les ruines sont mises en valeur même si on peut difficilement envisager leur restauration. Et les plans doivent exister quelque part pour une meilleure compréhension des installations. Bref, il y a vraiment quelque chose à faire également du point de vue de la géologie et de la botanique, sans dénaturer le site, lequel resterait protégé naturellement, vu son isolement. Mais je rêve sans doute… Si d’autres lecteurs ont des idées, ce blog leur est ouvert. Qui sait, peut-être qu’un jour, à l’instigation d’une municipalité sensible au sujet, ou d’une association entreprenante, une mise en œuvre pourrait voir le jour !…
Ulric est un très accueillant ambassadeur de l’Ilet il l’entretien du mieux qu’il peut et fait passer un agréable moment aux petits et grands dans son atelier… c’est déjà pas mal pour un seul homme, ça m’étonne que vous n’y fassiez pas allusion.
J’ai bien sûr pensé à Ulric quand j’ai préparé cette chronique. J’avais même sélectionné des photos de lui au travail et de ses productions afin de les intégrer au texte. J’ai omis de le mentionner car j’estimais qu’il n’entrait pas dans le cadre historique de l’Ilet, sujet de l’article. Mais vous avez raison : bien que considéré comme un squatter indésirable par certains et qu’il ait été menacé d’expulsion par la municipalité (c’est ce qu’il m’a indiqué), je considère pour ma part que sa présence sur l’Ilet non seulement ne dérange en rien mais apporte au contraire un plus. Sans énergie électrique, il a réussi à monter un atelier de poterie dans une bâtisse désaffectée non loin de la plage, et reçoit, comme vous dites, des scolaires et autres touristes pour des visites à son atelier et une initiation à la poterie. Ses masques célèbres sont expédiés régulièrement vers la Métropole. De plus il entretient la plage qu’il ratisse tous les jours et nourrit les cabris errants pour éviter qu’ils ne broutent les jeunes pousses. C’est un exemple de présence et d’activités qu’il faudrait davantage encourager que dénoncer. Je profite pour dire aussi qu’un travail de défrichement et de nettoyage a été fait récemment par une équipe des espaces verts, mais n’ayant pas plus d’information j’ignore qui est à l’origine de cette initiative.
J’aurais aimé illustrer ce commentaire par des photos des masques d’Ulric, mais j’ai essayé et n’ai pas réussi. C’est très facile de mettre des illustrations dans l’article, mais je ne sais pas comment m’y prendre pour les placer dans les commentaires. Si quelqu’un le sait, qu’il me contacte. Je le remercie d’avance.
J’ai tenté de joindre à mon commentaire un masque d’Ulrich également mais sans plus de succès que vous … Il est vrai qu’il apporte un vrai service à l’îlet et que ses masques portent le mystère de ce lourd passé un peu partout, j’en ai une petite collection …
Aménager un sentier botanique, réhabiliter un minimum ces bâtiments tout en préservant l’îlet, ce serait bien sûr formidable. Et à travers une telle réhabilitation, ne pas laisser filer cette histoire douloureuse mais fascinante … c’est en tout cas ce que vous faites d’une certaine façon avec ce travail d’histoire et d’anthropologie que vous nous livrez généreusement. A propos : « Ilet à Cabrits » ou « Ilet à Cabris » (on trouve les 2 orthographes) ? …
Le dictionnaire propose cabri, sans t. Mais donne son origine provençale : cabrit avec un t. L’auteur l’a écrit avec un t. On trouve en effet sur les cartes les deux orthographes. Les Saintois quant à eux prononcent le t final en l’accentuant : cabrite. D’ailleurs ils ne disent jamais l’Ilet à Cabris, mais » l’ILÈTE » tout court, et Grand-Ilète pour le Grand-Ilet.
Merci !
Bonjour Mr Joyeux,
très intéressante cette leçon d’histoire. D’ailleurs l’histoire des Saintes m’a toujours passionné…
M’étant déjà promené sur l’ilet Cabri, et ayant été invité plusieurs fois à y pique-niqué , j’ai pu quelques instants me prendre pour Robinson Crusoë….Prêt des ruines se trouvent des restes rouillés d’un moteur. Savez vous de quand datent ils ? S’agirait il d’un véhicule de 1900 ?
Cela serait une belle pièce en plus si ce site était mis en valeur un jour.
Bonne fin de week end
Si c’est d’un moteur de voiture, je crois savoir qu’il a été enlevé il n’y a pas si longtemps. Mais il existait aussi les restes d’un générateur à côté de la poterie d’Ulric. J’ignore s’ils sont toujours à leur place. Je vérifierai à la première occasion…
J’avais également aperçu le générateur.
Bonjour,
Je tombe sur votre site. Je reviens des Saintes ce soir, et ai passé une journée à Cabrit hier. Ulrich n’y est plus. Les Saintois de Terre de haut ne savent pas ou il est. Il aurait été expulsé de l’ilet par la mairie de Terre de Haut. L’ilet est plein de sargasses qu’il prenait soin d’enlever chaque matin.
La poterie tombe en ruine. J’ai été déçue de voir cela.
Bonne soirée
Christelle