Joyeux de Cocotier : l’inclassable troubadour

L’art de se façonner un personnage

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C’est en Métropole, à la télé, au début des années 80, que j’ai vu pour la première fois Éric Joyeux faire son apparition publique en tant qu’artiste. Il venait d’enregistrer son premier disque, Mademoiselle Babette, et s’était rendu à Cannes au MIDEM. (Marché International D’Edition Musicale). Ma surprise avait été grande de le voir arriver dans le hall du Palais des Festivals en marchant sur les mains. À cette époque, il ne s’appelait pas encore Cocotier mais JOYEUX tout court et habitait déjà son personnage.

Une autre fois – et ce fut ma seconde surprise – c’est sur France Inter, dans la célèbre émission de Jean-Louis Foulquier, Pollen, que je l’ai entendu. J’ai oublié ce qu’il disait mais en l’écoutant déclamer un poème de Baudelaire, Le Mort Joyeux, – titre habilement choisi ! –, je me souviens avoir compris que j’avais  affaire à un Saintois pas comme les autres. Et, c’est fort de ces deux images, l’une visuelle, l’autre auditive, qu’en ma qualité de compatriote, je me suis intéressé, d’assez loin cependant, je l’avoue, à sa carrière de chanteur.

 Enfance saintoise et fugue clandestine

Éric Joyeux est né à Terre-de-Haut le 7 mars 1947. À 4 ans près, nous serions de la même génération. Mais comme il habitait le Mouillage et moi le Fond-Curé, deux secteurs extrêmes de notre commune séparés par la petite éminence de l’église, je n’ai pas eu l’occasion de le fréquenter outre mesure lorsque nous étions enfants. Pourtant en 1965, nous faisions partie de la même équipe de football, celle de L’Avenir Saintois, dans laquelle, à cette époque, il n’y avait que des joueurs locaux, je crois l’avoir déjà précisé ici-même.

Éric Joyeux : 2ème rang, 4ème en partant de la gauche. Raymond Joyeux : 1er rang 4ème en partant de la gauche

Éric Joyeux : 2ème rang, 4ème en partant de la gauche –  Raymond Joyeux : 1er rang, 2ème en partant de la droite

Ce qui me fait dire que, contrairement à ce qui est indiqué sur certains sites Internet, – mais il faut bien se construire une légende ! – ce n’est pas à 15 ans qu’il a quitté les Saintes, mais vraisemblablement à 18, alors qu’il n’avait pas encore atteint sa majorité légale, fixée à l’époque à 21 ans. C’est en effet à la suite d’un conflit avec sa mère, et sans perspective d’avenir à Terre-de-Haut, qu’il embarque clandestinement, sans un sou, pour Marseille où il se fait embaucher comme mousse sur un cargo.

 Une rencontre décisive : Élisabeth Meissirel

À nous deux Marseille !

À nous deux Marseille !

Manifestement, bien que Saintois et fils de marin, la navigation hauturière n’emballe pas très longtemps notre homme. Mais comme il faut bien vivre, débarqué, il entreprend une formation d’artisan, et c’est en qualité de peintre-décorateur en bâtiment qu’il tente de gagner sa vie après son service militaire. Alors que sa femme légitime et sa fille  (car il est bel et bien marié et père de famille), rejoignent sans lui Terre-de-Haut pour s’y installer définitivement, Éric se retrouve seul et célibataire, libéré des contraintes familiales. Indépendant et fantasque, amoureux de la nuit, de la danse et de la musique qui bouge, c’est au cours de ses nombreuses virées nocturnes, avec un groupe de musiciens et danseurs dont il est le leader, qu’il rencontre régulièrement parmi d’autres, une jeune noctambule, habituée des discothèques provençales, danseuse elle aussi, férue de peinture, de littérature et de poésie, Élisabeth Meissirel. Cette jeune artiste, ex-étudiante en médecine, en rupture de ban avec son milieu petit bourgeois bien rangé, (son père est policier), devient sa nouvelle compagne, sa partenaire, son pygmalion et son égérie. Dès lors la vie du Saintois exilé devenu Marseillais change radicalement de cap.

 D’une boutique de disquaire à la scène de La Payotte

Le premier disque

Le premier disque

En association avec Mademoiselle Babette, sujet et titre de son premier 45 tours, Éric ouvre   dans un premier temps une boutique de disques au cœur de Marseille, puis crée un restaurant-cabaret, rue Chateauredon, La Payotte, où, sous les pseudos de Vanille et COCOTIER, le couple se produit chaque soir, drainant dans son sillage nombre de jeunes artistes dont Kamel et Élie Kakou qui deviendront célèbres. Se succèdent alors de mémorables tournées en Europe, en Afrique, à la Réunion, au Brésil, à Maurice, et… à Ibiza,  escale  incontournable et point de chute régulier de leur périple d’artistes accomplis de music-hall à travers le monde. De son côté, avec ses arrangeurs et musiciens, et parallèlement à ses activités polyvalentes de cuisinier-peintre-danseur-chanteur-animateur, Cocotier entreprend l’enregistrement de ses autres titres : Reggae Family, Pina Colada, la Banane, et, entre autres, Ma cousine, ce célèbre et sulfureux CD produit en 1995 par Debs Music à Pointe-à-Pitre. Du CD au clip il n’y a qu’un pas (de danse) que notre infatigable et moderne troubadour franchit allègrement, illustrant la plupart de ses interprétations par des clips endiablés visibles sur le Web à son adresse.

Un provocateur fantasque au cœur sensible

images-1Il ne se cache pas pour le dire et le répéter, ayant beau avoir  le rythme dans la peau, avant de connaître Élisabeth Meissirel, Cocotier était, en matière littéraire et artistique, un inculte invétéré. Un Saintois moyenâgeux, comme il se plaît à se définir lui-même, mais à l’esprit ouvert. C’est donc au contact de sa complice lettrée qu’il découvre Léo Ferré, Jacques Brel, Brassens, Bernard Lavilliers et tant d’autres poètes et auteurs français et étrangers : Baudelaire, Boris Vian, Prévert, Éluard, Garcia Lorca… Doté d’une capacité de mémorisation exceptionnelle et d’une sensibilité poétique évidente, il apprend par cœur des textes de ces auteurs qui l’influencent dans son comportement, ses écrits et ses interprétations. Alliant son naturel provocateur et marginal à l’aura de ses géniaux inspirateurs, il se construit sa propre complexion d’artiste, sans renier ses racines musicales antillaises et caribéennes qu’il saura parfaitement exploiter.

La liaison avec Madame Vous  et la Maison du bonheur

Le 1er tome du récit d'É. Meissirel

Le 1er volet du récit d’É.Meissirel

Femme de spectacle, danseuse, meneuse de revue, poétesse, peintre et écrivain, Élisabeth Meissirel a publié en deux volets le récit de sa rencontre, de sa complicité, de ses rapports tumultueux et de ses ruptures sentimentales, toujours houleuses mais jamais définitives, avec Joyeux de Cocotier. La lecture de ces deux ouvrages (1) est passionnante et très instructive pour ceux qui désirent approfondir leurs connaissances de la vie nocturne  marseillaise de l’époque, mais aussi et surtout de la personnalité extravagante de notre personnage, de ses frasques, de sa double vie, sans oublier pour autant ses indéniables talents de chanteur et de show-man.  Désabusée, elle raconte comment lors d’un séjour aux Saintes, son associé et partenaire de toujours rencontre et séduit sous ses yeux la belle et blonde propriétaire d’une boutique de mode tropicale, l’avenante Auvergnate  Christine Chazeau.

La "Maison du Bonheur"

1999 : La « Maison du Bonheur »  – Ph. R. Joyeux

En philosophe compréhensive – sinon consentante – Babette, de son nom de scène Vanille, habituée à ces infidélités à répé-tition, encaisse cette énième liaison qui la blesse, mais laisse son compagnon décider seul du cours de sa vie, sans le contraindre à rester avec elle à Marseille où le couple est de retour. Revenu rapidement aux Saintes retrouver sa nouvelle fiancée Christine C., indéfectible adepte de la cigarette et du vouvoiement, et Princesse aux pieds nus, comme il la surnomme, Joyeux de Cocotier monte avec elle, de ses mains, à la fin des années 90, sur un terrain du Mouillage prêté par un ami d’enfance, une petite boutique de disques, de T-shirts et bibelots à son effigie : « La Maison du bonheur »… sans obtenir de son cousin maire, l’autorisation des branchements d’eau et d’électricité, équipements indispensables à ses activités commerciales. Ce fâcheux contretemps l’oblige à fermer plus tôt que prévu son entreprise et à restituer le terrain à son propriétaire, non sans un arrière goût de révolte et de hargne contre l’arbitraire et les discriminations politiques.

 Le citoyen révolté, l’homme meurtri

Une virulente charge contre le maire

Une virulente charge contre l’arbitraire – Archives R.Joyeux

Déjà en conflit avec ce maire qu’il accuse de l’avoir illégalement dépossédé de sa filiation maternelle, pour une sombre et trouble affaire d’héritage, il entre en guerre ouverte avec le représentant de l’autorité municipale et publie contre lui des tracts et des tags vengeurs qui en disent long, s’il en était besoin, sur son tempérament naturel de provocateur sans complexe et d’anarchiste engagé. Cet épisode politico-familial ne l’empê-chera pas de continuer à aimer la poésie et la scène, et de se produire dans diverses manifestations aussi bien aux Saintes qu’en Guadeloupe. Ayant élu domicile à Sainte-Anne, en Grande-Terre, il anime en soirée les restaurants de la place, secondé  par sa compagne du moment, Princesse Christine, promue conseillère artistique et commerciale. Laquelle, grande fumeuse, souffrant en silence d’une affection maligne de la gorge, décédera prématurément, le laissant sincèrement meurtri et désemparé. Très affecté par le décès de sa Princesse, Cocotier quitte alors la Guadeloupe et les Saintes pour ne plus y revenir qu’épisodiquement.

Sur les murs de Terre-de-Haut : slogans vengeurs et…

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Services publics d’électricité et d’eau soumis à TDH au diktat du maire  – Photo R. Joyeux

 … poésie populaire

Photo R. Joyeux

 Un extrait de « La Baie des Saintes » signé Cocotier – Photo R. Joyeux

Une valeur sûre, injustement mal aimée du milieu musical antillais

Saint-Venlentin 2013 au Coq d'Or - Ph. R. Joyeux

Saint-Venlentin 2013 au Coq d’Or – Ph. R. Joyeux

Aussi bien aux Saintes qu’en Guadeloupe continentale, Joyeux de Cocotier n’a jamais eu le succès et la cote qu’il mérite. Son indéniable tempérament de provocateur et de « grande gueule » incontrôlable ne plaît manifestement pas à tout le monde et l’éloigne des médias traditionnels et des radios musicales. En dehors de Ma Cousine interprétée avec ou sans Franky Vincent, ses titres passent rarement sur les ondes locales. C’est dommage car, à mon sens, Cocotier est un artiste complet, doublé d’un peintre talentueux, même si son personnage imprévisible ne fait pas l’unanimité.  Ayant eu l’occasion de le voir dans ses œuvres, plusieurs soirs aux Saintes et de l’entendre en live, j’ai apprécié son côté tour à tour, charmeur, facétieux, provocateur, romantique ou zoukeur-rocker endiablé. J’ai constaté que,  grâce à ses qualités innées de danseur-animateur et d’interprète, il savait gratifier son public de toutes les facettes d’un métier difficile, appris sur le tas, par la seule force d’une persévérance et d’une volonté surdimensionnées – à l’égal de son égo, prétendent ses détracteurs…

 Un professionnel avisé et exigeant

COCO Fringale

Au restaurant L’Insolente, mai 2011 – Ph. R. Joyeux

Il avait ces soirs-là, chaudement envoûté un public nombreux,  subjugué, pris par l’ambiance, séduit par son talent, sa prestance, son professionnalisme et la maîtrise de son sujet. Amoureux du blues, du rythme et de la poésie, outre ses propres textes et compositions, dont les célèbres et inévitables Morne à l’eau, Ma Cousine, La banane, La baie de Terre-de-Haut et le fameux Nou ké bwè nou ké sou, il avait su déclamer avec justesse et sensibilité des poèmes de Boris Vian et de Léo Ferré… Et pour finir, accompagné de sa guitare électrique et de son pianiste Dominique, il avait, de sa voix tantôt rugueuse, tantôt douce ou gouailleuse, magistralement interprété Black and White et Kingston de Bernard Lavilliers, l’une de ses idoles.

Avec Cocotier, ambiance assurée - Mai 2011 - Ph. R. Joyeux

Avec Cocotier, ambiance assurée – L’Insolente,  mai 2011 – Ph. R. Joyeux

Un CD dédier à Christine Chazeaux, "Madame Vous

Un CD dédié à la mémoire de Christine Chazeau

À l’issue de ces spectacles parfois improvisés, à l’ambiance toujours très animée, je me suis plu à souhaiter d’autres temps forts de ce type, dans son île natale, où un auditoire encore plus nombreux viendrait découvrir et apprécier les prestations de notre Cocotier saintois, troubadour multiforme et talentueux qu’un jour, qui sait ? la Guadeloupe entière nous enviera.

Raymond Joyeux

1 – Élisabeth Meissirel : Mademoiselle Babette – Récit  – Éditions Passeport pour la poésie – Marseille 2008. (Tome 1)
Il était une fois la Payotte – Mémoire d’une Marseillaise – Éditions Passeport pour la poésie (2ème édition) – Marseille 2010. (Tome 2)

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4 commentaires pour Joyeux de Cocotier : l’inclassable troubadour

  1. dubois christian dit :

    cet homme est irremplaçable

    • raymondjoyeux dit :

      C’est le poème ci-dessous de Baudelaire que j’ai entendu Éric déclamer sur France Inter au tout début de sa carrière. À le relire, je constate qu’il correspond bien au personnage de notre ami. La provocation de Baudelaire dans ce texte qui rompt avec la théorie esthétique de son temps, en faisant du mal un sujet de poésie, – comme dans la plupart des poèmes des Fleurs du mal – entre en parfaite résonance avec la « philosophie » de Cocotier, état d’esprit qu’il a cultivé et conservé jusqu’à ce jour. C’est dire que dès ses débuts, il avait déjà bien circonscrit sa propre complexion d’artiste et de « philosophe viveur », et n’y a jamais dérogé : « Plutôt que d’implorer une larme du monde, vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux à saigner tous les bouts de ma carcasse immonde ». Pour ceux qui le connaissent, c’est tout Cocotier… Comme tu dis, Christian, il est irremplaçable, et je comprends mieux, avec le recul, pourquoi il avait choisi ce poème.

      Le mort joyeux

      Dans une terre grasse et pleine d’escargots
      Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
      Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
      Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.

      Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
      Plutôt que d’implorer une larme du monde,
      Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
      À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

      Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
      Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !
      Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

      À travers ma ruine allez donc sans remords,
      Et dites-moi s’il est encor quelque torture
      Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

      Charles Baudelaire

  2. Chrysos dit :

    Un futur marié qui laisse sa promise pour se faire une partie de bille « kristal » entre copains, ça nous renseigne sur l’anti con-formisme de ce personnage hors… tout ce qu’on veut. Je sais par ailleurs que c’est un écorché vif ; il m’a suffit d »écouter « Gina » pour m’en rendre compte .

    Eric un Artiste Singulier…
    Eric, Yéno, Georges, Ti jean …Les trois mousquetaires plus un

  3. Romain CHIROL dit :

    Un artiste que j’affectionne par-dessus tout : talentueux dans tout, rebelle et anticonformiste, touche-à-tout, poète et amoureux de la littérature, généreux sans limites, marginal… Cocotier est mon ami et mon idole.

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