L’orpheline de la colonie
Avant l’arrivée des Français à la Guadeloupe en juin 1635, ce sont les Espagnols qui tentent de l’occuper, à la recherche d’improbables trésors. Sans succès car ils seront vite exterminés ou chassés par les habitants de l’île, les redoutables guerriers Caraïbes. Il n’en sera pas de même avec les Français. Ces derniers, plus nombreux et mieux armés, massacrent à leur tour la quasi totalité de ces Amérindiens, signent un traité de paix avec les survivants en 1640 et s’y installent définitivement. Mais comment coloniser durablement une contrée lointaine si on ne peut y assurer une descendance ? Privés au début de femmes européennes, les hommes de Du Plessis et de l’Olive, chargés d’évangéliser les indigènes, commencèrent dans un premier temps à s’unir avec celles de leurs protégées qui leur semblaient les plus aptes à procréer. Cette situation n’étant à leurs yeux qu’un pis-aller, certains engagés, désirant épouser une femme de leur caste, n’avaient d’autre solution que de repartir en Europe et revenir mariés… ou ne revenaient pas du tout.
Pour mettre fin à cette désertion déguisée qui risquait de priver la colonie d’un nombre important des meilleurs de ses engagés, germa dans l’esprit des responsables de la Compagnie des Isles d’Amérique, alors propriétaires de la Guadeloupe, l’idée de faire venir directement de France des jeunes filles à marier. C’est l’épisode de la venue de ces filles en Guadeloupe, leur installation et leur nouvelle existence que relate le très beau livre de Marie-José Garay : L’orpheline de la colonie, publié le 12 août dernier aux Éditions Nestor de Gourbeyre.
En réalité, ce premier roman très réussi est le journal de bord et de vie, imaginé par l’auteur, d’une de ces jeunes filles, Jeanne Ledue, qui a choisi avec onze de ses compagnes du couvent-orphelinat de la Providence de tenter l’aventure. Quand on connaît les conditions de navigation à l’époque et les risques encourus par celles qui partaient s’installer dans un pays et sous un climat inconnus, afin d’y trouver un hypothétique mari dont elles ignoraient tout, on comprend mieux le courage et la détermination de ces jeunes filles désargentées certes mais que rien ne destinait à cette vie aventureuse et particulièrement périlleuse, loin de leur terre d’origine et de leurs paisibles habitudes de vie à l’européenne.
Sous la férule autoritaire, revêche et intéressée de l’entremetteuse Melle De Laroche, vieille fille ambitieuse, intrigante et calculatrice, qui aura la charge rémunérée de les recruter, de les conduire à bon port avec mission de leur trouver un mari, seulement 10 de ces 12 jeunes filles arriveront saines et sauves à destination, l’une étant tombée par-dessus bord au cours de la traversée, une autre s’étant éprise en secret d’un matelot du Saint-Joseph, le navire affrété par la Compagnie.
Si, avant l’arrivée des esclaves, l’épopée rocambolesque de ces orphelines loin d’être toutes des ingénues, en quête d’un mariage avantageux au-delà des mers en vue de peupler à l’occasion la nouvelle colonie, est authentique et attestée par les historiens, le mérite de Marie-José Garay n’a pas consisté seulement à relater ou à réécrire purement et simplement l’événement et ses ramifications tels qu’ils se sont déroulés réellement à partir de 1643.
Cette auteur, dont le talent incontestable ne manquera pas d’être bientôt plus largement reconnu, a réussi, par l’intermédiaire de sa narratrice, non seulement à mettre en scène de façon réaliste et naturelle les péripéties d’un bouleversement complet de situation dans la vie de ces jeunes femmes, mais à traduire et à analyser avec une remarquable subtilité et une maîtrise étonnante pour une première publication, les difficultés et les tensions relationnelles dues à la diversité des caractères et des tempéraments dans un espace géographiquement limité, contraignant, en perpétuelle ébullition. Contraintes géographiques et climatiques au premier chef, mais également sociales, de proximité et de mentalité, qui exacerberont les rivalités amoureuses, les humiliations, les jalousies, les ambitions personnelles et les susceptibilités ethniques.
Jeanne Ledue, âgée de 19 ans à son départ de Dieppe, jeune fille volontaire, sensible, généreuse et raffinée, à l’éducation sans complaisance mais sans rigidité, dont le journal tenu presque quotidiennement sert de support à l’histoire, de son point de départ à son dénouement, est la pièce maîtresse de ce livre et le cœur du récit.
Elle réussira, comme les autres filles à se trouver un mari en la personne d’un Marquis arriviste, sans chaleur affective et souvent absent pour ses affaires. Aussi, inéluctablement, sur fond agité de tractations commerciales entre riches propriétaires et luttes impitoyables pour le pouvoir, la fortune et l’ascension sociale, la diversification envisagée de la production agricole et l’indifférence amoureuse de son époux auront raison de cette alliance dont elle est loin d’être pleinement satisfaite.
Au final, l’introduction de la canne à sucre en remplacement progressif de l’indigo et du tabac déclenchera l’irréparable : premières déportations massives d’esclaves, premières maltrai-tances, premières révoltes et leur lot d’atrocités. Jeanne qui ne pourra supporter une situation qui heurte sa sensibilité et ses convictions n’aura d’autre ressource que de renoncer à tout, de s’éloigner définitivement de son Marquis d’époux et de sa planta-tion, et de prendre à 30 ans une ultime décision qui sera pour elle le point de départ d’une nouvelle existence…
Envisagée comme une délivrance qui l’empêchera de sombrer dans la folie et de finir comme l’étrange dame en noir aperçue sur les quais de Dieppe le jour de l’embarquement, vision qui la hantera tout au long du récit, cette décision la conduira sous des cieux plus cléments, que je vous laisse le soin et le plaisir de découvrir. Contrainte d’abandonner sur la grande île une petite mulata au caractère bien trempé dont elle était devenue la tutrice à la mort violente de sa mère, Jeanne trouvera la force d’accepter la volonté de cette enfant, sur le point d’épouser à 16 ans, ironie du sort, le fils d’un esclavagiste. Impuissante face à l’inéluctable, résignée, presque rassérénée, elle considérera, à la fin de son récit, que pour elle la boucle était sur le point de se boucler : « Nous étions au seuil d’une histoire tragique, irréversible, je le pressentais, et inexorablement nous y avancions, écrit-elle dans son journal. J‘avais accompli la mission qui m’avait conduite ici ».
Paysagiste de profession et formatrice pour des chantiers d’insertion, Marie-José Garay est passionnée de littérature et de l’Histoire des Antilles. C’est ce que nous apprend la quatrième de couverture de son livre. Or, les qualités entre autres d’obser-vation, d’analyse, de créativité, spontanées ou acquises, dont cette Guadeloupéenne, Saintoise d’adoption, bien connue et appréciée de longue date à Terre-de-Haut, doit nécessairement faire preuve dans sa vie de tous les jours, professionnelle et intellec-tuelle, se retrouvent aussi aisément dans une écriture alerte, pertinente, pleine de poésie, de précision et de sensibilité.
L’imagination fertile de la romancière doublée d’un sens aigu du dialogue et de l’analyse psychologique a su, sans s’éloigner de la trame historique initiale, tisser les fils d’une aven-ture humaine passionnante, qui va de rebon-dissement en rebondissement, obligeant le lecteur à poursuivre jusqu’au bout sa lecture, pressé de connaître le développement et le dénouement des événements et des intrigues. Les personnages, aussi bien masculins que féminins, magistralement campés, respirent le naturel et l’authenticité. Beaucoup d’entre eux, à la personnalité tranchée et déterminée, ne sont d’ailleurs pas sans rappeler certaines figures emblématiques de l’Histoire plus récente et tourmentée de nos îles. En particulier le personnage de Zella dont la révolte et la fin brutale anticipent, à mon sens, le destin tragique de la Mulâtresse Solitude, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
L’orpheline de la colonie de Marie-José Garay est un livre majeur, tant par son écriture que par son contenu. Il est à recommander sans hésitation à tous les amateurs de romans historiques, en particulier de l’Histoire de la colonisation et du peuplement de la Guadeloupe au XVII ème siècle. À ce titre, il mériterait de figurer dans toutes les bibliothèques privées et publiques et sur la liste des ouvrages sélectionnés pour le prochain Prix Carbet des lycéens, et pourquoi pas ? pour le prestigieux Prix des Amériques Insulaires. Avec toutes les chances, selon moi, d’être primé à l’une comme à l’autre de ces manifestations littéraires et culturelles. C’est en tout cas tout le mal que je souhaite à sa sympathique et talentueuse auteur dont le coup d’essai, n’en déplaise à sa modestie, n’est rien moins, j’ose le dire, qu’un coup de maître !
Raymond Joyeux
Chapeau , pour les commentaires de Raymond Joyeux et pour l’écrivaine bien-aimée, marie-José Garay.
Jeanne ,
Se marier sans amour
Avec une particule
Et partir un beau jour
Avec sa matricule
Femme libérée
Toujours vous m,épaterez .
À l’adresse de l’auteur.
Je viens d’apprendre par l’auteur elle-même, que son roman vient d’être sélectionné pour le Prix Carbet des Lycéens 2015, comme je le pressentais dans ma chronique. Je souhaite bonne chance à Marie-Jo et espère vivement qu’elle sera prochainement couronnée.