Le 10 octobre 2008, voilà cinq ans presque jour pour jour, Jérôme Hoff s’éteignait à Terre-de-Haut à l’âge de 72 ans. Ce sombre anniversaire est pour nous l’occasion de rappeler que cet artiste discret, méconnu de son vivant, ne devrait pas rester plus longtemps dans l’anonymat. Nos jeunes compatriotes Saintois doivent savoir en effet que, malgré le silence qui enveloppe chez nous injustement sa personne et son œuvre, Jérôme Hoff fait partie de notre patrimoine artistique et humain. Puissent l’hommage et le portrait que nous propose aujourd’hui Alain Joyeux à travers l’évocation de sa personnalité et quelques reproductions de ses œuvres contribuer à mieux le faire connaître, à réhabiliter sa mémoire et son importance.
Rencontre avec Jérôme Hoff
À chacun de mes passages aux Saintes, je suis presque toujours monté le voir. La trace des crêtes, l’ascension du Chameau et une halte chez Jérôme ont toujours été mes petits pèlerinages. Il ne me reconnaissait jamais et était alors un peu méfiant, comme s’il voyait tous les démons que je trimbalais avec moi. Mais dès que je lui disais que j’étais « le fils de… », j’étais aussitôt accueilli et absout (apparemment) de toute suspicion. « Et comment va Madame Joubert, ta grand-mère ? » disait-il à chaque fois. Il est vrai qu’ils ont nagé longtemps dans le même bénitier.
Lors de mon dernier séjour, en septembre 2007, un an avant son décès, je suis passé à nouveau devant chez lui en allant un matin au Fort. Il m’a parlé de sa santé vacillante – il attendait assis sur le pas de sa porte une infirmière qui devait lui rendre visite pour des soins – m’a invité à entrer et a commenté quelques-unes de ses dernières réalisations. Je me suis assis et suis resté quelques minutes à contempler, non pas vraiment tel ou tel tableau, mais l’ensemble, l’ambiance de cet antre d’art sacré. La naïveté décrétée et assumée du style rajoutait au mystère… Enfance de l’art que cet art-là dans son sens de sincérité et de cœur.
Je pense que si Christian Bobin l’avait rencontré, il aurait été touché comme s’il avait retrouvé un frère longtemps perdu de vue. Oui, lorsqu’on lit ce dernier et que l’on entre chez Jérôme Hoff, on est presque certain que ces deux-là appartiennent à une même famille d’âme.
De cette case-musée (ou devrais-je dire une hutte de chaman ?), où il vivait célibataire, s’est toujours dégagée pour moi cette atmosphère de temps arrêté, odeur d’enfance éternelle, même atmosphère que chez ma grand-mère lorsque j’étais petit. Peut-être est-ce pour retrouver ces reliques insaisissables de mon jeune temps sacré que je venais à chaque fois tel un pèlerin ? Oui, ça doit être cela…
À l’intérieur, au-delà de l’espace dédié à l’œuvre bibliquement engagée, accrochage prenant tous les espaces possibles du sol au plafond, une table simple avec deux chaises, un verre et une bouteille d’eau, très peu d’objets ; décor de vie qui aurait pu être un modèle à peindre, exemple de cette simplicité chère à Vincent Van Gogh, Paul Cézanne ou Georges Rouault, eux-mêmes, comme Jérôme Hoff, artistes ascètes et célibataires, autodidactes mais travailleurs persévérants, amoureux de l’intensité et de la brillance du simple.
Avant l’issue de cette dernière visite, je me suis décidé à lui acheter deux tableaux accrochant mon regard : un Christ rouge aux fleurs (dont l’une faite de ficelle collée), et une Vierge blanche en prière, tous deux peints sur du contre-plaqué récu-péré, avec un cadre fixé par des clous qui dépas-sent… L’objet est maigre, inconsistant, presque friable, tellement en dehors de toute valeur qu’il les contient toutes et en devient inestimable.
L’achat que je fais n’est pas par générosité vraie ou fausse, ni même motivé sur le moment par la beauté de ces tableaux. Il m’importait seulement, je le comprends aujourd’hui, d’emporter enfin avec moi un précieux fragment de lumière d’enfance, un éclat de souvenir, une pépite de cette œuvre d’hom-me, de ce musée céleste hors du temps.
Les tableaux que je lui désigne coûtent chacun 40 euros, le prix est encore écrit au marqueur sur le bois vernis du cadre ! Sans discussion ni mar-chandage, Jérôme me cède les deux pour cinquante. Je suis heureux de pouvoir les payer cash, riche que je suis encore de mon héritage helvète. 1
Je le revois en train de me les emballer soigneusement sur la table en bois de la cuisine avec du papier déchiré d’un sac de farine, un de ceux dont se servent les boulangers pour transporter le pain. Eh oui, il y a le bonhomme, sa maison temple d’art, des sculptures, des tableaux, des phrases bibliques à la peinture blanche sur des panneaux de bois ou de vieilles planches et, pour finir, comme une apothéose, du papier farine pour emballer le tableau vendu.
Juste avant de partir, il m’a montré, remisé dans un coin, un grand format soigneuse-ment emballé, cette fois dans du papier bulle et plastique zébré de scotch brun, paré à prendre la mer. Très fier, à la façon des humbles – c’est-à-dire avec humour et détachement – il m’a dit que c’était là un tableau acheté par des Russes qui lui avaient rendu visite. Il a ajouté qu’ils avaient payé comptant une somme aussi coquette que ses statuettes,2 (je ne me souviens plus mais c’était assez important ). Il m’a précisé que ces mystérieux acheteurs, férus d’art naïf, pensaient venir prendre « un jour » leur achat.
Il y avait de quoi être fier, non pas d’une bonne affaire, mais de la confiance qui lui était faite. Et c’est cela, je crois, je veux le croire, cette confiance accordée qui illuminait de fierté son visage. Il m’a dit aussi avec une douce désinvolture qu’il avait vendu beaucoup d’œuvres à des amateurs d’art européens et américains. Voilà pour la reconnaissance artistique.
J’ignore si beaucoup de Saintois savent que leur Jérôme « local », leur chanteur d’église, celui qui parfois essuyait la moquerie des bien-croyants, vendait ses œuvres à des collectionneurs internationaux !
Je suis finalement sorti, renonçant à mon escapade au Fort, et suis redescendu au bourg avec mon paquet sous le bras, emballé du papier brun encore légèrement blanchi de farine et noué de vieille ficelle, emballage de simplicité pratique, à l’image que j’avais de l’homme et de son œuvre.
Alain Joyeux
1 – L’auteur revenait d’un séjour professionnel en Suisse
2 –Allusion à une chanson de Jérôme : « Mes statuettes, elles sont toujours coquettes...»
P.S. En lisant ce bel et sensible hommage d’Alain à Jérôme Hoff, j’ai pensé que ces quelques mots d’Henri Vincenot, écrivain Bourguignon, convenaient parfaitement à notre personnage :
« Tous les solitaires possèdent un art. Les uns font des paniers, d’autres font des instruments de musique, d’autres sculptent… Leur tête-à-tête silencieux avec la nature leur fournit des armes contre l’ennui. Leur intelligence avide s’empare du moindre morceau de bois, de la moindre pierre, pour la triturer. Puis le but immédiat se trouve dépassé, et ce qui n’était au début qu’un passe-temps devient une occupation, puis une passion qui les réchauffe de son feu ardent et fait de leur vie un poème inspiré. »
( Prélude à l’aventure, ouvrage posthume, Éditions Anne Carrière 2012 – LP 33010)
R.J.
En cette veille d’anniversaire du décès de Jérôme Hoff, permettez-moi de lui rendre hommage à ma façon par ce poème que je lui dédie en complément du beau portrait dressé par Alain Joyeux.
Une figure
Une cahute de guingois
juchée à flanc de colline
au premier virage
du chemin montant
privé par le béton
de la fraîcheur de l’ombre
Pas de porte.
Une simple entrée
flanquée de sculptures
monumentales ciselées
dans des billots flottants
de récupération
Tableaux et tentures
aux parois de cette grotte
hors du temps
tapisseries naïves
d’inspiration sacrée
signées de l’artiste HJ
Piéta aux larmes
face souffrante de Christ
défigurée à l’excès
par une couronne de ronces
descente de Croix Nativité
Anges en lévitation
Chagall et Rouault revisités
Couleurs dominantes
bleu rouge surtout le noir
pour les traits appuyés
des regards figés dans la douleur
Pas un espace libre sans une
citation peinte du Livre
débitée d’une voix véhémente
aux visiteurs incrédules
et quelle conviction
dans l’interprétation !
Voix de Stentor
quelque peu éraillée
résonnant sans retenue
sous la voûte de cette
caverne d’Ali-Baba
aux trésors insoupçonnés
De ce recel de perles baroques
à l’image du personnage
chantre officiant depuis l’enfance
aux vêpres dominicales
aux enterrements d’après-midi
aux Gloria du Samedi Saint
Peintre sculpteur
poète ignorant de lui-même
chansonnier dramaturge
interprète irrésistible
de ses propres créations
à l’authenticité naïve
délirante jusqu’à l’absurde
Tel fut Jérôme Hoff
Figure patrimoniale
rejetée des instances
pan de culture insulaire
à jamais enfoui
dans les labyrinthes
de la médiocrité officielle
cette grand prêtresse
du couperet et de l’obscur.