Rappel : lors de son séjour aux Saintes en 1935, l’anthropologue navigatrice Marthe Oulié nous fait vivre les péripéties de ses rencontres avec les habitants, les marins de la Jeanne d’Arc et le maire de l’époque Benoît Cassin. Nous publions aujourd’hui le 5ème et dernier volet de son récit qu’elle termine en apothéose avec une présentation idyllique de notre île. Si beaucoup de choses ont changé à Terre-de-Haut en 86 ans, il faut reconnaître que le paysage est resté pratiquement le même, en dehors de quelques modifications majeures comme, entre autres, la création d’un aérodrome, le comblement de Petite-Anse avec la Place des Héros, le lotissement du Marigot… et, bien entendu, l’implantation inévitable de nombreuses constructions nouvelles et la prolifération des véhicules motorisés que n’aurait certainement pas manqué de stigmatiser notre navigatrice. Mais si nous payons, comme partout aujourd’hui, la rançon du progrès et de l’évolution, formons le vœu que nos dirigeants actuels et futurs, avec l’implication de la population, sauront autant que possible conserver à notre île son cachet, sa beauté et son charme pour que dans 100 ans, un voyageur talentueux puisse en rendre compte, comme l’a fait Marthe Oulié dans son livre dont je rappelle le titre : Les Antilles filles de France, publié à Paris en 1935 aux Éditions Fasquelle,
Terre-de-Haut : un air de grandeur
La côte est si découpée qu’elle multiplie les aspects, et donne à l’île un air de grandeur. Un charme idyllique se dégage de ses sites, de la transparence de ses eaux bleues, aux beaux jours, des bêlements interrompus qui se répondent d’une vallée à l’autre.
De petits sentiers pleins d’imprévu escaladent les mornes pour re-dégringoler vers des fonds de lacs asséchés où l’on enfonce un peu. On dirait que les bêtes hésitent à s’y risquer. Et les seuls habitants de ces fonds sont les crabes de terre, les tourlourous, couleur de cuivre, qui à toute vitesse, avançant de côté, regagnent leur trou dès qu’on approche, serrant sur leur cœur ou tout au moins dans leur pince la plus courte ce qu’ils ont trouvé en route, voire un mégot de cigarette. Etranges petits manchots familiers des îles!
Des rideaux de mancenilliers masquent les plages. Leurs feuilles quand on les touche d’une main mouillée brûlent cruellement.
On arrive ainsi dans un creux des mornes au Marigot, une petite anse arrondie autour du rocher des Mauves. Parfois sur un gros galet, se tient perché sans crainte un iguane, gros lézard de la taille d’un petit chien, si immobile qu’il semble une statue de bronze vert-de-grisée par la mer. De temps en temps sa gorge se gonfle pour avaler, mais ses yeux restent fixes…
Un peu plus loin, du côté de l’Océan, c’est la Baie de Pont-Pierre, presque fermée par des roches percées, avec une plage qui s’enfonce lentement, lentement; on entend de là le ressac dans les grottes de la côte sauvage et on songe à Belle-Île…Du Mouillage, si on traverse l’île vers le Sud, on trouve le cimetière : à même la terre, des croix noires sont fichées sur les tombes parsemées de galets. L’entourage naïf est fait de grosses coquilles de lambis, et Pâques a fleuri ces pauvres sépultures d’admirables corolles mauves… Cimetière marin s’il en fut, en bordure de la plage de Grande-Anse. Il y a bien encore entre la mer et les tombes un « marigot » desséché d’où s’élèvent de hauts cocotiers qui rappellent à l’improviste qu’on est aux Tropiques. Puis c’est tout de suite les raisins de mer rampant sur le sable, les « passepied » obstinés, et la furie des grands rouleaux verts qui apportèrent jadis par surprise l’attaque anglaise.
J’habite chez les Saint-Félix, d’où je découvre le port. L’hospitalité de ces pauvres gens n’a de limites que l’exiguïté de leurs ressources. Ils viennent de perdre une fille en couches : elle est morte tandis qu’on la transportait à Trois-Rivières. Car il n’y a pas de médecin aux Saintes pour les deux mille habitants. Pas même de dispensaire. C’est un médecin de la Guadeloupe qui doit venir tous les quinze jours faire une visite dans les deux îles. Pour cela il touche mille francs par mois de l’Assistance. En réalité, il vient une fois tous les deux mois dans chaque île, et sa consultation, paraît-il, n’est pas longue. Les gens se plaignent, se sentant désarmés devant la maladie. «Qu’on nous envoie au moins des Sœurs infirmières, disent-ils, la commune aidera à leur entretien ».
En somme, aux Saintes, tout dépend de la pêche et du « boat ». On pourrait aisément alimenter une usine de conserves de poisson. Mais personne n’en a l’idée. Avec ces frêles esquifs, on fait la pêche à la traîne et la pêche de fond. Ce n’est pas seulement le thon qui se prend au fond et qui nécessite deux ou trois cents mètres de ligne, mais ce délicieux poisson, le thazard, qu’on appelle le «gros yeux », et même la dorade, sauf de février à mai, où on la prend à la traîne. Près des côtes on prend de l’orphie, du balaou. Les hommes partent à six heures, ils reviennent l’après-midi. Jadis les Saintes étaient le rendez-vous des baleiniers qui venaient y dépecer les monstres capturés au large. La passe Nord s’appelle toujours Passe de la Baleine. Plus de baleiniers, aujourd’hui, plus de grands navires. Seulement la Jeanne que Pâques ramène une fois l’an.
« Les gens, ici, me dit-on, voudraient que leurs fils fassent leur service dans la marine. Le recrutement pourrait se faire sur le navire de guerre, sur place. Mais le ministère a répondu que s’ils voulaient servir dans la marine, les Saintois devaient venir à Brest! »
Je connais maintenant tous les coins de l’île qui mérita jadis le nom de Gibraltar des Antilles, pour avoir parcouru à pied les sentiers, à l’aviron les criques ; je connais les forts dont les mornes se couronnent : je sais que celui du sommet du Chameau se nomme la Tour Vigie. Et je connais la majestueuse beauté de la Passe des Vaisseaux, qui vit courir grand largue les frégates du Roi, entre Terre-de-Haut et Terre-de-Bas. Je connais chacun des îlets par son nom : le Pâté, le Pain-de-Sucre, la Rotonde, le Coche, et les Augustins.
Je sais la rude secousse de la houle qui vous attend, si d’aventure on double en canot la pointe de l’ouest.
Et pour m’être si familiers, chacun de ces lambeaux d’iles, avec leur simple vie primitive, me tient au cœur autant pour le moins que ceux de Bretagne ou de Provence.
Texte de Marthe Oulié – Photos Raymond Joyeux
Publié par Raymond Joyeux , le 19 février 2021
Bonjour Raymond
Merci pour ces bons souvenirs de ton île que j’ai découvert grâce à toi .
Portes toi bien et Bravo pour tes belles pages d’écriture.
Christiane MATHOS
très intéressant la partie sur la passe de la baleine. La tour du chameau, c’est la tour modèle, mais aussi la tour vigie comme second nom ?