Escale aux Saintes en 1935 – 1/5

Février 1934. C’est l’hiver en France. Le froid et la pluie règnent en maîtres à Paris comme à Bordeaux. Marthe Oulié a 32 ans. Elle est docteur en archéologie et navigatrice. Elle observe que, dans la capitale « les agences anglaises mettent bien en évidence, à côté d’une maquette de paquebot de la Star, une affiche aux cocotiers étourdissants sur un ciel de saphir : Come to the West Indies !… Jamaica, Trinidad, Paradise of sun-shine.  Mais n’y a-t-il donc pas aussi, se dit-elle, des Antilles françaises, des cocotiers français, une Martinique, une Guadeloupe ? Aucune affiche ne les rappelle au passant. » Alors sa décision est prise : elle partira en Martinique, à la Guadeloupe et en Haïti pour retrouver chaleur et soleil et écrira un livre sur son périple qu’elle intitule : Les Antilles, Filles de France. De ce livre envoûtant, publié à Paris en 1935 aux Éditions Fasquelle, c’est le chapitre sur les Saintes que je vous propose. Vu sa longueur, je le publierai en cinq parties. Ce long chapitre (pages 190 à 208) s’intitule :

LA JEANNE D’ARC ET LES SAINTES

Première partie : une traversée en canot à voile

J’ai là, sous les yeux, magnifiquement synthétique, une photographie des Saintes prise d’avion… On dirait un monstre tordant ses anneaux sous la lance d’un triomphant archange : le soleil. Et ce sont les remous de sa défense qu’on voit franger de bondissante écume les masses noires et rutilantes. Serpent des mers imaginé, dirait-on, par quelque fantaisiste peintre d’estampes japonaises.

Mais de la corniche guadeloupéenne, par-delà le vaste canal, elles semblent les frontons mauves de temples géants dont l’éloignement masquerait les colonnades, dont la mer engloutirait les piliers, tels Phylae sur les eaux vertes du Nil. Et cette fine couleur, de toutes la plus immatérielle, que l’approche du soir met au visage des îles s’harmonise suavement avec leur nom si recueilli et si pur : les Saintes !

D’ailleurs les Saintetés ne sont-elles pas le parfum miraculeux de tourments humains, de volcans grondants ? Tout est rassemblé pour leur mériter ce nom choisi.

De loin, on en distingue deux : Terre de Haut qui est la plus basse, Terre de Bas qui est la plus haute. Si ces deux îles ont autour d’elles une famille d’autres « îlets », c’est un secret qu’elles ne révèlent pas à ceux qui les dédaignent trop pour aller le leur demander. Les Saintes se défendent bien et le canal, avec ses airs pacifiques, est aussi dur qu’un canal des Cyclades sous le souffle du meltem.

Tous les matins, à Trois-Rivières, on voit accoster des Saintois qui apportent le poisson dans leurs canots, pareils à ceux de nos côtes, mais qu’on appelle là-bas des « boats ». A Basse-Terre aussi, mais le trajet est plus long. Ici, avec bon vent, en trois heures, on traverse. Ils ont, ces Saintois, pour la plupart des visages clairs et des yeux bleus. Les Guadeloupéens les blaguent : ils les disent d’un esprit un peu obtus! « Un Saintois, racon- tent-ils, devait donner de la glace à un malade. Il n’en avait jamais vu. Il la fit fondre dans une casserole et lui fit absorber le liquide chaud. L’homme en mourut. — Il est mort, et pourtant, dit l’infirmier d’occasion, je la lui ai fait boire chaude, cette glace. Qu’est-ce que ça aurait été si je la lui avait donnée froide! »

Toujours les insulaires sont l’objet des plaisanteries des continentaux. Et pour les Saintes, la Guadeloupe fait figure de continent !

On reconnaît le Saintois à son chapeau : un vaste chapeau chinois en toile tendue sur une légère armature de bambou, dont les marins apportèrent le modèle. Si bien qu’en silhouette le Saintois, dépourvu d’embonpoint, a l’air d’un champignon.

Pêcheurs saintois au salako Tableau d’Alain Joyeux

Il déballe son poisson sur la petite jetée et repart immédiatement. Je ne suis pas sûre qu’il ait poussé la curiosité jusqu’à aller, en haut de la côte, voir l’église neuve… Mais si quelqu’un désire s’embarquer dans son canot pour se rendre aux Saintes, il l’emmène obligeamment.

Photo Raymond Joyeux

C’est le moyen le plus courant, le plus sportif aussi de se rendre aux Saintes, assis sur le petit banc du canot en compagnie d’une ou deux paires de volailles qui dans un instant flotteraient avec des piaillements éperdus sur l’eau accumulée dans l’embarcation.

Le boat saintois (Document Alain Marc Foy)

A peine franchie la petite « barre » du port, en deux ou trois bonds qui menacent de tourner au saut périlleux le canot commence à jouer de ruse avec la vague. Le plus souvent, c’est le vent du large, le vent d’Est qui chasse la mer, et le canot sans un habile coup de barre la recevrait dangereusement par le travers.

Ils sont trois hommes à bord. Pour un canot de sept mètres c’est un bel équipage. L’un accroupi sur ses talons nus, le chapeau rabattu sur le nez pour atténuer la réverbération, la barre et l’écoute en main. Jamais il n’amarre l’écoute. Le bateau est trop chatouilleux. Un second écope sans arrêt ce que le canot embarque d’eau au vent et à contre-bord. Le troisième est un acrobate. Assis sur la lisse, le derrière au-dessus de l’eau, se tenant d’une main par un bout de filin au mât, c’est lui qui d’un geste héroïque signale l’approche de la mauvaise vague au barreur. Il pousse un cri d’alarme en même temps.

Le canot reçoit le choc, aussi amorti que possible par le coup de barre. Mais la vigie, en un éclair, s’est renversé en arrière, les épaules à toucher l’eau, tant le corps s’arque à fond. De tout son poids il fait équilibre. Ce corps humain remplace le balancier des pirogues océaniennes. Et c’est grâce à lui que le frêle canot n’est pas renversé par l’attaque du monstre aveugle. Un moment indécis, pantelant, l’aire coupée, il chancelle sous la poussée et la gerbe d’eau qui l’écrase, et puis il repart, piquant bravement du nez.

Au départ, la mer prometteuse était de turquoise, à peine poudrée d’écume; on aurait presque entendu chanter les sirènes. Et puis la sorcière a repris sa vraie forme, et hideuse, la voici qui nous crache à la figure, et braille, et siffle et cherche à nous tirer au fond. Elle est plombée, noirâtre, et salée, plus salée qu’aucune mer. Elle nous bouscule, nous soulève pour nous fracasser en retombant et nous tiraille de-ci, de-là. Hautes comme des maisons, les vagues se précipitent, et c’est miracle si nous les escaladons.

Les Saintes et la Guadeloupe paraissent également lointaines par delà ce chaos liquide et les lourds nuages qui le surplombent.

Les Saintes vues de Trois-Rivières – Ph. Raymond Joyeux

Pâques grandioses et lugubres, vrai prélude celtique à ces îles qui semblent un coin de Cornouailles en dérive à l’autre bout de l’Atlantique !

Et toujours l’homme de veille jette son cri, et tend son corps en offertoire pour le salut du bateau. La voile est toute trempée. Chaque nouvel assaut nous fait glisser sur les bancs humides. Et nous vidons, vidons sans arrêt.

Enfin surgit tout près de nous, comme une tour protectrice, comme une porte fortifiée, l’îlet à Cabris, en avant-garde des Saintes. Notre misère est-elle finie ? La baie s’incurve, rassurante, bordée de maisons. On entend les paroles des gens sur la jetée. Mais une dernière risée, la plus mauvaise, nous couche presque sur la mer aplanie.

Deux heures plus tard, le barreur dans ses vêtements secs est sous son toit. « Il vaut mieux être ici que dehors », dit-il laconique. Et cela en dit long. « Demandez-leur comment ils appellent le rôle du veilleur ». Félix rougit, car il est pudibond. — « Allons, dis-le tout de même ! — Quand on se tient sur le bord du bateau, on fait « groscul » et, par mauvais temps comme aujourd’hui, où on passe à chaque coup sous l’eau, « cul-mouillé ».

Charmant euphémisme !

Sillages : Tableau d’Alain Joyeux

Publié par Raymond Joyeux,
le 19 novembre 2020

L’ouvrage de Marthe Oulié Les Antilles Filles de France
est consultable à la Bibliothèque municipale de Pointe-à-Pitre

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5 commentaires pour Escale aux Saintes en 1935 – 1/5

  1. ALAIN JOYEUX dit :

    un coin de Cornouailles en dérive à l’autre bout de l’Atlantique !

  2. Thierry Petit le Brun dit :

    Bonjour Raymond, merci pour tes textes et le partage. J’attends la suite d’Escale aux Saintes avec plaisir. Le récit du Gendarme est aussi très intéressant. Content de voir aussi que ton livre soit publié.

    • raymondjoyeux dit :

      Bonjour Thierry. Heureux de te lire. Après 4 mois d’absence, je suis venu aux Saintes avec l’espoir de prendre un bain. Malheureusement l’Ars a détecté des staphylocoques. On ne peut même pas se tremper les pieds dans la mer. Qué dolor qué dolor qué Pena….À bientôt….

  3. igorschlum dit :

    Très intéressant cette description de la navigation à la voile dans le canal des Saintes. Il fallait écoper, les embarcations étaient assez petites. A l’aller, le bateau était plein de poissons à vendre, mais la navigation est plus douce car on surf sur les vagues.

    Ce livre, fait envie, belle trouvaille !

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