Alex MOLZA 1965 : l’interview retrouvée…

1 – L’homme

En 1965, Alex MOLZA était mon voisin à Terre-de-Haut. Il habitait avec sa famille dans l’ancienne maison Jacob, tout près de l’actuelle poissonnerie, à l’emplacement de l’hôtel La Saintoise aujourd’hui désaffecté. Bien que marin-pêcheur professionnel, c’était un cordonnier chevronné qui avait appris ce métier à Basse-Terre et qu’il exerçait 20200530_151011_resized (1)sporadiquement aux Saintes, gagnant petitement sa vie d’une activité dont il était le seul chez nous à posséder la technique. Il pratiquait aussi avec grand succès l’art du massage à la chandelle, soulageant, (et souvent guérissant) ses patients de leurs foulures, entorses, courbatures et autres douleurs articulaires ou dorsales. Mais son vrai métier, comme pour la plupart des Saintois, c’était la pratique de la pêche. Inscrit maritime, il tirait son canot sous le kalpata devant chez lui, et, s’il s’adonnait régulièrement à la pêche côtière, la traîne saisonnière à la dorade n’avait pour lui aucun secret. Jeune enseignant, logeant à l’époque chez mes parents, à vingt mètres de chez lui, il m’arrivait de le rencontrer au bord de la mer à son retour de pêche. Mais le plus souvent, c’était en fin d’après-midi, à la sortie de l’école, que je le retrouvais assis sur les petites marches de la maison Butel, face à l’église, son chapeau de paille sur les genoux. Nous restions alors de longues minutes à deviser, presque toujours en français, sur les événements de l’époque, m’étonnant de ses connaissances et de sa grande culture. Avec quelques amis, dont Georges Vincent et le docteur Yves Espiand, nous venions tout juste de créer le journal L’ÉTRAVE et, pour l’alimenter, j’étais à la recherche de sujets d’articles sur l’histoire, la culture et les traditions maritimes saintoises. Comme Alex était intarissable sur tous ces sujets, je lui ai proposé de l’interviewer sur les conditions et les techniques de la pêche hauturière telle qu’elle était alors pratiquée par nos marins-pêcheurs. C’est cette interview, qu’il m’a accordée de bonne grâce voilà 55 ans, que je vous livre aujourd’hui. Depuis, les temps ayant heureusement bien changé, la pratique de la pêche, aux Saintes comme partout ailleurs en Guadeloupe, s’est considérablement améliorée. En raison principalement de l’arrivée du moteur hors-bord, du GPS et du DCP.(1). Aussi, cette interview, si elle n’est plus d’actualité, est à prendre comme le témoignage d’une époque où la vie de nos marins-pêcheurs était beaucoup plus difficile qu’aujourd’hui, mettant journellement en péril patron, équipage et matériel. Le plus souvent pour un maigre gain qui compensait à peine les efforts consentis et les risques encourus…

(1) DCP : Dispositif de Concentration du Poisson.

À gauche, maison Jacob à Terre-de-Haut, côté rue – Début 20ème siècle. BNF

2- L’interview

Raymond Joyeux : Alex Molza, quelle est, selon toi, pour les Saintois, la période de pêche la plus active ?
Alex Molza : La période de pêche la plus active aux Saintes, est sans conteste la saison de la dorade. Elle va de février à juin, selon les années ou de la mi-janvier à mai. Cette période voit la prise de milliers de dorades capturées selon un mode de pêche bien particulier appelé « la traîne ».
R.J. : Peux-tu nous expliquer en quoi consiste cette façon originale de pêcher la dorade ?
A.M. : L’expression « pêche à la traîne » décrit déjà suffisamment, en fait, ce qu’elle désigne. La dorade coryphène étant par nature un poisson voyageur, il serait difficile, par exemple, d’employer une méthode comme celle dite de « la pêche au creux », pour la capturer. Très vorace, et vivant pour ainsi dire à la surface, il lui suffit de voir un appât filer devant elle pour le « mordre ». Amorce donc une ligne de 150 à 200 mètres environ et laisse-la traîner derrière ton « boat » qui avance à une allure régulière, tu fais la pêche à la traîne.
R.J. : De cette manière, est-on alors toujours certain de ramener une dorade ? 
A.M. : Si tu n’es pas un apprenti et que tu pratiques cet exercice durant la saison, oui, sinon reste chez toi !
R.J. : Donc en plus de laisser traîner tout bêtement sa ligne, il y a une technique ?
A.M. : Il y a d’abord l’appât. Le balaou est l’appât-maître. On peut utiliser également la seiche. Mais il y a aussi une technique, comme tu dis, Raymond. Ne crois pas en effet qu’il suffit de sentir « un coup de tête » et de tirer sur sa ligne pour ramener une dorade. Il faut jouer avec le poisson, lui faire croire qu’il jouit encore de sa liberté en lui donnant du « filage » et le faire venir petit à petit le long du bord. Attention cependant aux coups de queue pendant l’embarquement. Il faut toujours être muni d’une « masse » pour étourdir éventuellement les récalcitrants.

Un « boat » saintois au retour de la traîne – Années 60

R.J. : Mais est-il toujours nécessaire, Alex, de « traîner » pour ferrer une dorade ?
A.M. : Non, Raymond. Et, paradoxalement, ce n’est pas en traînant qu’on en capture le plus. Il y a en effet ce qu’on appelle « le bois » qui est, signalons-le, une aubaine pour le pêcheur. Navigatrice, je l’ai dit, la dorade aime se retrouver avec ses congénères. Aussi il n’est pas rare de rencontrer un banc de 150 à 200 spécimens autour d’une épave, d’un tronc d’arbre ou d’une simple planche à la dérive. Point n’est besoin alors de dérouler ses lignes. Il suffit d’avoir un bon « croc »,  (prononcez croque) – sorte de perche portant fixé à une extrémité un gros hameçon – pour ramener un à un les poissons qui se trouvent pour ainsi dire à portée de main.
R.J. : On parle aussi de « litt » qu’est-ce à dire ?
A.M. : Par opposition au « bois », le « litt » est un banc de dorades dont la présence est signalée uniquement par des « gibiers marins ». Autrement dit par des frégates ou toute autre espèce d’oiseaux de haute mer.

Frégates et canot de pêche autour des Saintes. Ph. Claire Jeuffroy

R.J. : Quelle est la plus grosse prise obtenue aux Saintes à ta connaissance, Alex ? 
A.M. : J’ai vu des « boats » décharger jusqu’à 160 dorades d’une seule traîne. Ce qui représente environ deux tonnes de poisson, et des spécimens, pesant en moyenne entre 10 et 12 kg.

Retour de la traîne : après la prise, le « brayage ». Ph R.Joyeux

R.J. : Après avoir parlé technique, venons-en, si tu veux bien, Alex, aux conditions de pêche. La traîne constitue-t-elle une pratique périlleuse  pour vous, pêcheurs ? 
A.M. : C’est sans doute après les gros « coups de senne » qui durent 3 ou 4 jours, l’activité de pêche la plus exténuante pour un marin-pêcheur. Il nous arrive en effet de rester plus d’une journée entière sur l’eau.
R.J. : Pourquoi tout ce temps alors que la pêche aux « grands-gueules », par exemple, voit les canots de retour vers 13 ou 14 heures, parfois même avant ? 
A.M. : Il faut dire tout d’abord qu’on ne va pas à la traîne derrière l’îlet à Cabris, ni dans la Passe. Nous allons généralement au sud de la Dominique, « dans l’ sus », comme on dit. Ou très haut dans le nord. Ce qui signifie qu’il faut appareiller vers 4 heures du matin pour être sur les lieux de pêche vers 9 ou 10 heures. Suppose qu’ à 14 ou 15 heures on se prépare à rentrer, on n’est pas de retour aux Saintes avant 18 ou 19 heures. Et encore, par beau temps et vent favorable.
R.J. : Justement, parlons des conditions météo. Vous sont-elles toujours favorables ?
A.M. : Malheureusement non, Raymond. Il ne se passe pas une saison de traîne sans que 3 ou 4 boats fassent naufrage. En général, on arrive à récupérer ceux qui « coulent », même si parfois ils perdent leur canot et leur attirail.
R.J. : Et toi, Alex, t’est-il arrivé de « couler » comme tu dis ? 
A.M. : J’ai « coulé » 4 fois depuis que je pratique la traîne. Une fois j’ai vu un requin happer le chapeau d’un de mes équipiers. Nous étions restés ce jour-là 6 heures dans l’eau autour du canot avant d’être récupérés par un autre équipage. Et chaque fois que je m’embarque pour ce type de pêche je ne sais jamais si je reverrai ma femme et mes enfants.
R.J. : Malgré ces mésaventures qu’on appelle d’ailleurs « fortunes de mer », as-tu déjà pensé à abandonner la traîne pour une autre pratique moins risquée ? Les nasses, par exemple?
A.M. : Non, Raymond, je n’ai jamais pensé abandonner la traîne pour une autre spécialité. Même si elle est saisonnière et périlleuse, c’est une source de revenus bien plus importante que les nasses. Et en plus, il y a le plaisir que j’éprouve, comme tous les pêcheurs de chez nous, à « piquer » une belle dorade, quels que soient le temps et l’état de la mer…
R.J. :  Je te remercie, Alex, de m’avoir accordé cette interview. Elle paraîtra dans le prochain N° de L’ÉTRAVE. Je te souhaite bon vent et un boat chargé de belles dorades à ta prochaine sortie en mer….
A.M. : Pa ni pwoblem…

Rappelons que cette interview a été réalisée en février 1965.
Que c’était à la voile que les pêcheurs saintois pratiquaient leurs activités.
Que ni GPS ni DCP ni téléphone portable n’existaient à l’époque,

*******

Un grand merci à Marie-José Molza pour la photo de son père.
À Claire Jeuffroy pour celle des frégates.
À Igor Schlumberger pour la photo ancienne de la maison Jacob.
À Hubert Jules, neveu d’Alex, pour les infos le concernant.
Cinq N° du journal L’ÉTRAVE ont paru de Février à juin 1965
Sa couverture a été réalisée par feu Alain Foy.

Publié par Raymond Joyeux
le 07 juin 2020

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Un commentaire pour Alex MOLZA 1965 : l’interview retrouvée…

  1. ALAIN THOURET dit :

    Article très intéressant, merci Raymond

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