Cyclone : il est temps de sceller la porte à la rafale…

Un cyclone à Terre-de-Haut

Le mauvais temps commença en douceur, sous un soleil inaccoutumé, par une houle ample et silencieuse, sans le moindre souffle de vent. Ce n’est qu’à la mi-journée que le ciel se voila et que le cyclone s’installa peu à peu par petites risées à peine perceptibles mais régulières. Une certaine excitation animait la population comme toujours à l’approche de ces grandes intempéries où l’homme se sent démuni et confusément dépossédé de ses forces. Cependant, en quelques heures, la solidarité jouant à plein, il ne restait sur la rade moutonneuse que les grosses embarcations impossibles à tirer sur le rivage ou dans les rues.

Partout, avec méthode mais sans affolement, portes et fenêtres étaient consolidées par des pièces de bois clouées de travers. Certaines cases dont les tôles sifflaient déjà au vent, étaient littéralement ficelées comme des paquets fragiles avec de robustes cordes de senne. Le ciel était devenu rapidement une chape de plomb où des vapeurs moites et basses couraient en tous sens. La large houle avait fait place à des rouleaux nerveux et déferlants, attaquant sans ménagement le littoral, léchant dangereusement les premières maisons.

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Passant sans prévenir du nord à l’ouest puis au sud, les rafales s’enflaient pour souffler en saccades précipitées, soulevant sur la crête des lames des jaillissements d’écume tourbillonnante. Des centaines d’oiseaux marins, comme pris dans un piège infernal pour n’avoir pas perçu à temps l’approche de la dépression, mais mus par un mystérieux instinct de survie et de lutte, affrontaient les éléments maintenant déchaînés en un vol immobile au ras de la mer en ébullition. Leurs piaillements désespérés se mêlaient au rugissement des rafales et au grondement sourd des flots qui s’écrasaient sur le sable en gerbes meurtrières.

Çà et là, s’envolaient, dans des craquements sinistres, des branches de poirier et de flamboyant et il devenait imprudent de s’aventurer dans les rues transformées en coupe-gorge par la furie de l’ouragan. Quelques vieux cocotiers au tronc buriné résistaient encore et leurs crinières échevelées semblaient implorer le ciel comme des bras multiples sur des corps désarticulés.

La pluie était venue d’un seul coup, accompagnée d’éclairs et d’un tonnerre de tous les diables. Un crépitement de grains serrés et brûlants s’était abattu sur les toits ondulés et martelait rageusement les façades et le béton des chemins dans un fracas d’apocalypse. Des trombes d’eau, charriant dans leur démence aveugle feuilles, branches, ordures, carcasses d’animaux imprudents, ne tardèrent pas à dévaler les mornes, transformant rues et ravines en torrents boueux, s’infiltrant sous les portes, coloriant la rade démontée de l’argile sale des terres arrachées…

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Agenouillés autour de notre mère, au pied de la petite chapelle aux Saints de la chambre parentale, mes deux sœurs et moi guettions avec inquiétude l’arrivée de notre père parti apporter son aide et mettre à l’abri ses propres filets et canots, après avoir consolidé la maison et dicté ses recommandations.

La flamme vacillante de la veilleuse à huile, allumée par ma mère dès l’annonce du cyclone, projetait sur la cloison l’ombre tremblante de nos visages torturés par l’angoisse qu’accentuaient les gémissements de la charpente et les coups de boutoir des lames contre la porte de la cuisine.

Tout en récitant des Je vous salue Marie et des Jésus protégez-nous, je pensais aux deux couples de tourterelles et à leurs trois oisillons déjà presque adultes que, sur le conseil de mon père, j’avais libérés de leur cage et laissés s’envoler le matin, après le passage du garde champêtre. Qu’étaient-ils devenus au milieu de ce malstrom de vent, de pluie et d’orage  et qu’était devenue leur cage grillagée à neuf que je n’avais eu ni le temps ni le courage de démonter ?

En début de nuit, trois coups brefs frappés à la porte latérale de la maison, donnant sur le gros poirier déplumé de la cour, me sortirent de mes pensées. C’était mon père qui revenait.

Me recommandant la plus grande prudence, ma mère me chargea de faire pivoter lentement le barreau de fermeture de la porte tout en maintenant fermement celle-ci vers l’intérieur. Avant qu’une rafale ne me l’arrache des mains, mon père entra prestement et referma la porte derrière lui en rabattant violemment le barreau dans ses encoches.

 -Ne vous en faites pas, nous rassura-t-il, trempé de la tête aux pieds, le vent va bientôt se calmer, nous entrons dans l’œil du cyclone. Mais pour la mer, c’est une autre histoire, sa colère ne retombera qu’en fin de nuit. Tante Irène et tonton sont en lieu sûr, mes sennes et canots à l’abri et la maison ne craint rien, c’est l’essentiel.

Si la présence de mon père ramena un peu de sérénité dans nos esprits, elle ne nous permit pas de trouver totalement le sommeil. Une longue nuit commençait alors, peuplée de bruits insolites, de sifflements, de crépitements saccadés de la pluie sur les tôles. Mais c’était surtout le tumulte incessant de la mer qui nous tenait éveillés. Nous l’imaginions comme un rouleau compresseur aveugle et furieux, s’acharnant à déraciner la maison et à l’anéantir dans les flots.

Néanmoins, les prévisions de mon père s’avérèrent justes. À mesure que les heures s’écoulaient, le vent et les pluies se calmèrent et, vers trois heures du matin, les attaques de la mer se firent moins brutales. Ce répit des éléments, ajouté à la tension et aux péripéties de la journée, eut raison de nos corps fatigués…

Le spectacle de désolation qui s’étalait au petit jour sous nos yeux encore bouffis d’un restant de demi-sommeil ne nous surprit pas. Côté mer, le sable, jonché de détritus, de varech emmêlé, de poissons morts le ventre en l’air, bloquait à mi-hauteur la porte de la cuisine. Il était inutile de chercher à retrouver un quelconque vestige de la cage à tourterelles, emportée sans doute dès les premiers assauts des vagues.

Ce pan de mon enfance, définitivement englouti par la tempête, me fit monter les larmes aux yeux mais l’urgence des tâches à accomplir me ramena vite à la réalité et dissipa ma tristesse : il fallait se retrousser les manches et tous les bras étaient nécessaires.

La conviction que mes dernières tourterelles avaient échappé au mauvais temps me remplit au contraire de courage. Et la pensée qu’elles volaient maintenant libres dans le ciel délavé, se riant peut-être de nos malheurs de terriens, m’obséda toute la journée et m’accompagna jusqu’aux dernières heures de cette fin de vacances agitée…

Texte : Raymond Joyeux – extrait du récit autobiographique
Fragments d’une enfance saintoise
Photos des Saintes :  Alain Joyeux

Épilogue poétique

Lorsque le vent se lève
au Nord de mon pays
s’inscrit la fuite des courants
à la lisière des hauts fonds.

Et le ciel s’écartèle
aux quatre temps de la saison
lorsque septembre en transe
en voile de mariée
gravit les marche du cyclone.

La mer huilée
en tous ses muscles de lutteur
déploie sur toutes rives dévastées
ses grandes rages tapageuses.

Et le soir qui s’essouffle
à cerner l’œil de la tempête
grave l’espoir
au cœur de l’homme.

Raymond Joyeux

Extrait des Poèmes de l’Archipel :
L’œil du cyclone

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Plage de Grande Anse après le passage d’Irma – 7/9/17 – Photos Alain Joyeux

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17 commentaires pour Cyclone : il est temps de sceller la porte à la rafale…

  1. Dario dit :

    Bonjour Raymond, les photos publiées sont elles récentes ? Sont-ce celles relatives à Irma ?
    merci pour ces nouvelles parce que les médias en métropole ont l’air de dire que c’est une catacombe !
    A bientôt

    • raymondjoyeux dit :

      Bonjour Dario. Oui, les photos ont été prises hier par mon fils Alain. Étant moi-même à PAP, je dois en recevoir d’autres de lui aujourd’hui. Pour info, la nuit a été particulièrement calme dans le secteur de PAP. Pas de vent, pas de pluie. Ce matin quelques petites rafales sans importance. Mais semble-t-il aux Saintes, beaucoup de mer sur les côtes.

      • Dario dit :

        Merci pour toutes ces nouvelles en quasi direct. J’attends donc les autres photos. J’espère que tu as apprécié tes vacances à Zakopané et que tu as pu grimpé le Giewont à 2200 m. je l’avais fait l’a dernier.

      • Dario dit :

        Sinon aurais-tu les coordonnées de Bernard Bonbon émail ou autre ?

    • ROSAN dit :

      Merci pour ces images qui me transportent sur les lieux de mon enfance,avec eux je peux voir les transformations du paysage . C’est toujours avec plaisir que je parcours les lignes de tes articles et récits. MERCI

  2. Luc dit :

    Bon courage a l’anse Curée…. bises d’Ardeche tranquille!

  3. Jackie BERTILLE dit :

    Bonjour Raymond
    J’aurai aimé connaitre le nom et l’année du cyclone que tu décris dans ta rubrique. Cela me fait un grand bien de t’endendre parler de Tonton Joubert, Tante Titine, Tante Irène. Je me demande si j’étais pas présent aux Saintes à cette période là.
    Ton cousin Jackie BERTILLE

    • raymondjoyeux dit :

      Salut Jackie.
      Le cyclone dont il s’agit ici se prénommait Charly et c’était en septembre 1952. Si tu étais aux Saintes à ce moment là, tu devais être très jeune ou peut-être même pas né. J’avais pour ma part 9 ans, l’âge de ta sœur Juliette. Si mes souvenirs sont justes, vous deviez habiter Trois-Rivières à cette époque, et ma sœur Maryse était en pension chez vous.
      Bien à toi.
      Ton cousin Raymond

      • Dario dit :

        Je voudrais demander à Raymond, à quelle occasion la pièce de fer qui était en face de la maison Léon a échoué sur notre rivage ? Quand j’étais petit je pêchais souvent sur celle-ci. Il y avait de nombreux poissons de toutes les couleurs et même de petites langoustes.

  4. Inaki Euskadi dit :

    Excellent « reportage » qui me donne encore plus envie de lire les « Fragments d’une enfance Saintoise » que l’on vient juste de m’offrir.

  5. Dario dit :

    Je voudrais transmettre une pensée aux saintois vivant à St Barth et St Martin. Je sais par l’intermédiaire de Joël que tout va bien pour eux, ils ont du travail avec les dégâts matériels mais en bonne santé.

  6. raymondjoyeux dit :

    Aux dernières nouvelles, tous en bonne santé, heureusement, mais beaucoup de dégâts chez eux aussi, dont des toits envolés. Je me joins à toi, Dario, pour leur exprimer tout mon soutien et ma solidarité. La chorale de l’Assomption à Terre-de-Haut organise ce vendredi 8 septembre une collecte pour les sinistrés, information relayée par le Facebook de Terre-de-Haut Indiscrétions.

  7. Dario dit :

    Dans les moments difficiles les Saintois savent se retrouver et oublier leurs divergences de tout ordre pour mener des actions solidaires et humaines. Félicitations à la chorale de Terre de Haut.

  8. raymondjoyeux dit :

    Pour répondre à ta question, Dario, la « pièce de fer » qui se trouvait à TDH devant la maison Léon était en réalité une partie du kiosque de commande du navire de guerre à vapeur Le Vautour échoué sur la côte lors du cyclone du 6 septembre 1865. Cyclone qui avait dévasté entièrement les Saintes. Il y a donc 152 ans, à la même date exactement qu’Irma. J’ignore ce que ce « vestige » est devenu, et tu as raison de poser la question, car si tous les Saintois se souviennent de cette « pièce de fer », combien savent d’où elle provenait ? J’ai trouvé cette information dans une brochure intitulée « Terre-de-Haut, de clocher en clocher », publiée par Camille Fabre dans les années 1970, qui rapporte le témoignage de l’Abbé Couturier alors curé des Saintes et qui avait vécu l’événement.

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  10. Votre récit est magnifique… Vous savez nous emporter c’est magique ! Merci

  11. Rossignol dit :

    Sublime texte extrait de Fragments d’une enfance saintoise.Le poème aussi nous enchante !
    Plus je vous lis Raymond et plus j’apprécie vos écrits …Et ces photos de toute beauté!!!
    Merci Raymond.

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