Une de mes connaissances actuellement à Paris, m’informe avoir assisté au Grand Palais à une exposition du peintre et dessinateur japonais Hokusai, auteur d’estampes célèbres dont une des plus connues est La Grande Vague de Kanagawa. À partir du livret de cette exposition, Hokusai devait faire l’objet de ma chronique d’aujourd’hui. Mais n’ayant pas reçu à temps les éléments qui m’auraient permis de vous présenter cet artiste qui vécut de 1760 à 1849, je vous propose un texte de François Cheng, académicien français d’origine chinoise, poète, écrivain, conférencier et auteur de nombreux ouvrages sur l’art oriental.
Les Quatre êtres du bien
« On sait que la peinture des lettrés, qui est devenue le courant majeur de l’art pictural chinois, a ouvert un assez large champ thématique. Toute la nature y est présente, les hauts monts comme les grands fleuves, les fleurs variées comme les oiseaux de toutes espèces, les personnages aussi, au cœur du paysage ou en groupes isolés. Cependant, les peintres lettrés ont chéri en particulier un petit nombre de plantes familières qui séduisent par leur beauté, mais aussi par leurs vertus qu’elles suggèrent ou donnent à sentir. Dans l’optique chinoise, ce ne sont pas là de simples idées subjectives que l’homme conférerait à ces plantes. Car celles-ci, liées à d’autres plantes dites « médicinales », sont perçues comme réellement douées d’efficience. Et le mot vertu prend alors son sens originel, celui d’un agir efficace. Les plantes les plus célébrées sont au nombre de quatre : le bambou, l’orchidée, le prunus, le lotus. On les baptise du beau nom de « Quatre êtres du bien » ou de « Quatre excellences ».
Le bambou : droiture et élévation
Commençons par le bambou, dont la tige élancée et les feuilles acérées sont proches des traits de la calligraphie ; il est devenu une figure emblématique du meilleur esprit chinois. Les sens symboliques qu’il suscite sont multiples. Quels sont-ils ? D’abord la droiture et l’élévation, à l’image de cette plante qui s’élance tout droit comme un jet. Ensuite, la jeunesse et la fraîcheur d’esprit, car le bambou demeure toujours vert. Puis, l’idée d’un perpétuel dépassement de soi. En effet, en sa croissance, le bambou ne pousse pas sur une simple ligne continue ; il est formé d’une succession de sections, comme autant d’étapes de vie, ou autant de sauts qualitatifs par lesquels il cherche à se dépasser. Une autre vertu encore suggérée par un aspect spécifique du bambou : l’intérieur de celui-ci est creux, plus exactement, il est vide. Avoir le cœur vide se dit en chinois xu-xin. Cette expression n’est nullement péjorative. Car « avoir le cœur vide » signifie « avoir le cœur habité par la vacuité », c’est-à-dire un cœur ou un esprit dénué de vanité et de suffisance. La vertu en question, donc, n’est autre que l’humilité. A-t-on épuisé là les vertus incarnées par le bambou ? Un dernier point mérite d’être signalé. On sait que la tige de bambou porte en son extrémité de longues feuilles fines et mobiles. Lorsque passe une brise, elles produisent des sons susurrants et mélodieux. Poètes et peintres aiment à demeurer assis au milieu de bambous, à laisser leurs méditations bercées par cette musique intime. Le sommet du bambou rayonne aussi d’une qualité suprême : la grâce du recueillement et du chant.
Le prunus : vigueur et délicatesse
Après le bambou, nous aborderons plus brièvement les vertus des trois autres plantes. Le prunus est une plante toute en contrastes. Sur une branche rugueuse, pleine de vigueur, apparaissent de petites fleurs délicates, au coloris tendre, frémissante de vivacité. Et surtout il fleurit en hiver. Une des joies des peintres chinois, et de tout Chinois, est d’aller admirer le prunus fleuri en pleine neige. Sur fond de blancheur, ces fleurs rose vif affichent leur fierté d’avoir triomphé de la froidure, et de manifester la beauté de leur être, malgré l’adversité.
Le lotus : pureté et dépouillement
Il en va de même pour le lotus. Celui-ci pousse dans l’étang. Au-dessus de la boue, il déploie sa présence noble et dépouillée. Comme ses pétales vernissés ne sont jamais entachés par la boue, il devient le symbole de la pureté que rien ne saurait corrompre. En outre, il montre que cette pureté n’est pas imposée du dehors, elle vient d’une force d’âme illuminée par une bonté bienveillante. Ne voit-on pas en effet que ses pétales dressés forment une corolle mi-close, à l’image des deux mains jointes en prière ?
L’orchidée : douceur et harmonie
Quant à l’orchidée, par ses couleurs, par son parfum, par sa forme indéfinissable, elle incarne une beauté sans cesse renouvelée, une beauté faite de douceur, de délicatesse et d’harmonie. En outre, vivant dans des lieux reclus, l’orchidée sait préserver ses vertus, elle n’accepte pas la compromission avec la vulgarité et la brutalité du monde. Sur le plan imaginaire donc, là où en français, à la suite de Balzac, on évoque « le lys dans la vallée », un Chinois parlerait de « l’orchidée dans la vallée ».
Le bien et le beau : deux vertus inséparables
On aura compris. L’ensemble des pratiques que nous venons de voir consiste à attacher des vertus à des entités vivantes de la nature qui ont le don de rendre celles-ci séduisantes. Autrement dit, à relier l’éthique et l’esthétique et, par là, à démontrer une vérité plus fondamentale encore, prônée par les Anciens, à savoir qu’à un niveau supérieur, le bien et le beau sont unis, que vraie bonté et vraie beauté sont en réalité inséparables. À propos de ce lien intime entre bonté et beauté, je voudrais citer une phrase de Bergson, notre illustre prédécesseur à l’Académie. Se référant à la pensée platonicienne, il dit : « L’état suprême de la beauté, c’est la grâce. Or, dans le mot grâce, on entend aussi la bonté. Car la bonté, c’est la générosité d’un principe de Vie qui se donne indéfiniment. » Oui, dans l’état suprême, bonté et beauté ne font qu’un… »
Ce texte de François Cheng est extrait de son livre : Œil ouvert et cœur battant, publié aux Éditions Desclée de Brouwer en mai 2011.
Je ne connaissais pas ce texte ni ce livre de F.Cheng qui pourtant fait parti des auteurs que je consulte le plus dans le cadre de ma propre quête artistique. merci de me le faire connaître. A ALAIN JOYEUX 04.78.56.01.05 06.35.97.20.79
Date: Thu, 23 Oct 2014 04:57:29 +0000 To: alainjoyeux@live.fr
C’est un livre qui compile deux conférences prononcées par F. Cheng. La première au Collège des Bernardins le 5 novembre 2010. La seconde – d’où le texte ci-dessus est extrait – à l’Académie française en 2007, lors de sa séance annuelle. Il a pour sous titres : Comment envisager et dévisager la beauté.
J’ai trouvé ce poème de F Cheng, dans son recueil À l’orient de tout :
Deux arbres parlent :
À juste distance
nous croîtrons ensemble
Oublieux des roseaux flétris
du sol calciné
Ensemble nous croîtrons
Droite est notre loi
Destins parallèles
qui jamais ne se croisent
Hautes branches obliques
Seul signe d’abandon
entre nous
Droite est notre loi
Tentés par l’en-haut
Nous tendrons à deux
Sur la hauteur extrême
l’arc de la lumière
Partira l’invisible flèche
Vers la plus vaste voûte
D’un jet.