La tenancière et l’argousin
Décor
(Le petit auvent d’une boutique, une table, trois chaises éparses)
Le chœur, voix basse, mains en porte-voix
Voilà, madame, l’argousin
qui vient
avec ses gardes.
Pour votre magasin
soyez bien
sur vos gardes.
L’argousin, faussement gai, suivi de ses gardes
Madame
servez-moi du houblon
dont la mousse onctueuse
sur ma bouche lippeuse
laisse son ourlet blond
Le chœur, chantant
Sur sa bouche lippeuse
Laisse son ourlet blond
La tenancière, avenante, au fort accent étranger
Monsieur
mettez-vous donc à l’aise
car voici la pressione
et voici table et chaise
pour la dégoustatione
le chœur, alerte
Et voici table et chaise
pour la dégoustatione
L’argousin, faux derche
Madame
c’est vraiment trop aimable
je ne peux qu’apprécier
votre hospitalité
m’offrir chaise et table
me touche en vérité
Le chœur, joyeux
M’offrir table et chaise
Me touche en vérité
La tenancière, se courbant jusqu’à terre
Monsieur
c’est simplé convénance
et votre rang m’oblige
à dé la prévénance
pour bannir tout litige
Le chœur, approuvant
À dé la prévénance
Pour bannir tout litige
L’argousin, se levant, mousse aux lèvres
Madame
votre sincérité
est gage de confiance
(puis changeant brusquement de registre)
mais trêve de pitié
avez-vous la licence ?
Le chœur, dubitatif
Mais trêve de pitié
A-t-elle la licence ?
La tenancière, déconfite
Hélas, no, monsieur, yé né lé pas
y’avoue mon inconscience
et votre grandé science
vous l’aura dit déyà
Le chœur, hochant la tête, moqueur
Et votre grandé science
Vous l’aura dit déyà
L’argousin, tempêtant, postillonnant la mousse du houblon
Madame
présentez vos papiers
votre table est de trop
je suis agent douanier
tolérance zéro
le chœur, imitant l’argousin
Je suis agent douanier
Tolérance zéro
L’argousin, rageant, aux gardes
Gardes
saisissez chaises
et table
cette dame est coupable
et prend trop à son aise
(puis, par devers lui)
Ah, traquer l’infraction
et donner du bastion
par mon foie et mon râble
quel métier délectable !
le chœur, agitant l’index levé
Par son foie et son râble
Quel métier délectable
La tenancière, pleurnichant
Moi qui pensais si bien
récévoir oun notable
mé voilà comme oun chien
et sans chaise et sans table !
le chœur, compatissant
La voilà comme oun chien
Et sanchez et sans table
et dans de jolis draps
(puis changeant de ton)
mais flatter oun notable
cela loui apprendra !
Envoi
La foule haineuse à la tenancière
Cela vous apprendra
cela vous apprendra
Votre table est de trop
tolérance zéro
Cela vous apprendra
cela vous apprendra
Un passant sentencieux
Ne savait-elle donc pas
cette étrangère-là
que dans ce pays-ci
foi d’abruti
faire mamours au douanier
c’est donner sa tête à tranchier.
Le chœur en écho
Faire mamours au douanier
nier… nier …
C’est donner sa tête à tranchier,
chier… chier…
Pendant que l’argousin, revolver à la ceinture,
verbalise d’autorité la tenancière qui l’implore, le
chœur et la foule chuchotent entre eux,
le passant par dépit
fait un doigt d’honneur en direction
du rideau qui se baisse.
À l’intention de qui ? Toute la question est là.
Ce texte est extrait du recueil Au hasard de la nuit publié aux Ateliers de la Lucarne en Avril 2010.
Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé serait purement fortuite.
Texte de Raymond Joyeux
Publié le mardi 11 novembre 2025