Écrit pour ma petite fille Gaïaelle, alors qu’elle avait 8 ans, aujourd’hui 29, ce texte fait partie d’un ensemble intitulé Contes pour enfants sages et gentilles grandes personnes. J’ai souhaité le publier dans son intégralité pour éviter une lecture hachée qui risquait de faire perdre le fil de l’histoire. Mes remerciements à l’illustratrice Chantal Béné, auteure de plusieurs plaquettes illustrées sur le mal-être de la petite enfance. R.J.
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Il était une fois, dans un pays très très lointain, il y avait un très petit village qui s’appelait Griseville. Ce village était tellement isolé et coupé du monde que seuls ses habitants connaissaient son existence.
Personne d’autre n’y était jamais allé et on ne trouvait sur aucune carte de géographie ni son nom ni son emplacement. Pourtant il existait bien puisqu’il était habité.
Mais les habitants de ce village ne l’avaient eux-mêmes jamais quitté et ignoraient totalement qu’il puisse exister d’autres pays et d’autres hommes, d’autres femmes et d’autres enfants.
Ce qui caractérisait ce village et ses habitants, c’était l’absence totale de couleurs. Tout y était parfaitement gris. Le ciel était gris même quand il faisait beau, l’herbe était grise, les arbres étaient gris. La peau, les yeux, les cheveux, les habits des habitants ainsi que le poil et les plumes des animaux étaient gris.
Ni le bleu, ni le rouge, ni le jaune, ni le vert, ni même le blanc n’existaient. Le mot couleur lui-même était absent de tous les dictionnaires et personne ne l’avait jamais entendu ni prononcé. Mais comme tout le monde était habitué à cette situation et ignorait l’existence des autres couleurs, personne ne trouvait anormal de vivre dans ce drôle de village.
Il faut pourtant dire que c’était un peu triste, et on sentait dans les yeux, sur le visage et dans le cœur des gens beaucoup de mélancolie. On avait beau repeindre régulièrement l’intérieur et l’extérieur des maisons, les murs, les plafonds et les toits restaient toujours gris.
Ce n’était pas non plus très gai de feuilleter les livres d’images et de regarder la télévision car tout paraissait toujours en gris avec quelques nuances pour distinguer les objets, les animaux et les personnages. Les peintres eux-mêmes, par la force des choses, ne peignaient que des toiles grises.
A l’école, lorsque le maître ou la maîtresse demandait aux enfants de dessiner quelque chose, un paysage, une maison ou un animal, comme ils n’avaient que des crayons gris, tous les dessins étaient gris et tristes.
Bien sûr il y avait des fleurs sur les bords des chemins et dans les jardins, mais elles étaient toutes grises et personne ne sentait le besoin ni de les cueillir pour les mettre dans un vase, ni de les offrir à leurs parents, à leurs amis ou à leurs amoureux.

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Or, un jour, une petite fille aux yeux très bleus, venant d’un autre pays, arriva par hasard dans ce village. On ne pouvait pas dire exactement comment elle y était arrivée. Tout ce qu’on savait c’est qu’un vendredi soir, en sortant de l’école, elle avait laissé ses camarades et s’était trompée de chemin pour rentrer chez elle. On savait aussi qu’elle avait marché toute une nuit, toute une journée puis toute une nouvelle nuit, sans savoir où elle allait.
Elle avait traversé des prés, des rivières, des forêts, s’arrêtant quelquefois pour se reposer, pour boire ou grignoter le reste du goûter qu’elle avait dans son sac d’école.
Le matin de la deuxième nuit, elle continuait encore à marcher mais avec plus de difficultés car cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas dormi et qu’elle se faisait du souci pour ses parents. Elle était sûre qu’ils étaient très inquiets de ne pas l’avoir vue rentrer le vendredi soir après l’école .
Ce qui la chagrinait aussi c’était qu’au fur et à mesure qu’elle avançait, elle se rendait compte que quelque chose changeait autour d’elle. Ce matin-là, alors que le soleil était déjà bien levé, elle fut surprise de ne plus distinguer ni le bleu du ciel, ni le vert des prairies et des feuilles, ni les belles couleurs de ses habits et de son sac. C’était comme si un voile de poussière grise avait enveloppé le paysage et tout ce qu’il contenait.
Inquiète, elle s’arrêta pour réfléchir et commençait à se décourager quand elle aperçut dans le lointain, flottant dans l’air gris comme des papillons sans couleur, le toit et la cheminée de quelques maisons. Cela lui redonna du courage et elle se remit à marcher. Mais pas pour longtemps car avant d’atteindre la première maison, elle s’évanouit de fatigue et tomba doucement dans l’herbe grise comme une poupée de chiffon désarticulée.
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Quand elle reprit connaissance, toute une ribambelle d’enfants s’agitaient autour d’elle. Elle n’était plus couchée dans l’herbe grise mais dans un lit gris, dans une petite chambre aux murs tout aussi gris, qu’elle ne reconnaissait pas.
Le temps de reprendre ses esprits, le souvenir de son aventure lui revint peu à peu à la mémoire : la sortie de l’école du vendredi soir, sa longue marche à travers prés et forêts, la perte des couleurs et le ciel gris au-dessus de sa tête qui s’était mise à tourner.
A peine se fut-elle assise sur le lit qu’elle vit arriver dans la chambre inconnue un monsieur et une dame habillés tout de gris qui écartèrent les enfants et se mirent à l’interroger.
Elle raconta son histoire dans un grand silence car personne ne voulait perdre une miette de ses paroles. Seules quelques exclamations comme “oh!” , “extraordinaire ! ” ponctuaient son récit.
Quand elle prononça le mot couleur, personne ne comprit ce qu’elle voulait dire car ce mot était inconnu dans ce village. On crut que la fatigue de la marche, le manque de sommeil et de nourriture lui faisaient dire n’importe quoi.
Alors la dame habillée de gris proposa qu’elle se restaure, qu’elle se repose plus longuement car son évanouissement, qui n’avait pas duré longtemps, ne lui avait pas permis de reprendre des forces.
Après quelques heures d’un repos bien mérité et un bon déjeuner, on la conduisit dans une pièce qui ressemblait à une salle de classe.
Nous étions au milieu de l’après midi et le soleil brillait dans le ciel malgré le gris qui n’avait pas cessé d’envelopper tout le village et ses environs. Les enfants s’étaient assis en cercle autour d’elle et toutes les autorités du village avaient été invitées.
Se sentant la vedette de l’assemblée, la petite fille prit son courage à deux mains et recommença à raconter son histoire. Bien sûr on lui posa toutes sortes de questions : quel était son nom, comment s’appelaient son papa et sa maman, si elle avait des petites sœurs ou des petits frères, de quel pays elle venait, comment elle s’était perdue, combien de jours et de nuits elle avait marché… Et surtout le maire du village en personne l’interrogea sur le mot inconnu qu’elle avait prononcé en se réveillant la première fois et que personne ne connaissait ni n’avait compris.
Elle essaya d’expliquer au mieux qu’elle put le sens de ce mot et parla des différentes couleurs qui n’existaient pas dans ce village. Mais c’est dur de parler de couleurs sans les montrer. Elle avait beau dire que dans son pays le ciel et la mer étaient bleus, qu’au coucher du soleil l’horizon devenait rouge, que l’herbe et les feuilles étaient vertes, que le jaune des œufs étaient jaunes, que les fleurs pouvaient être de toutes le couleurs, comme l’arc-en-ciel, personne ne comprenait toujours rien à ce qu’elle disait.
Alors elle eut l’idée de chercher dans son sac d’école la boîte de crayons de couleurs qui ne la quittait jamais ainsi que le beau dessin tout coloré qu’elle venait juste de terminer pour son papy des îles lointaines…
Lorsqu’elle mit sur la table la boîte de crayons de couleurs et le joli dessin qu’elle n’avait pas encore expédié, elle ouvrit grand les yeux et des larmes se mirent à couler lentement sur son visage.
C’est vrai qu’elle n’avait pas cessé de penser à ses parents et à la peine qu’ils devaient avoir depuis vendredi soir. Mais c’était surtout parce que ses crayons et son joli dessin avaient perdu toutes leurs couleurs et qu’ils étaient devenus tout gris qu’elle s’était mise à pleurer.
Elle voulait prouver aux habitants de ce drôle de village que les couleurs existaient et voilà que toute sa démonstration tombait à l’eau. Elle voulait leur montrer qu’elle ne mentait pas et voilà que personne ne la croyait et qu’on la prenait pour une folle.
Et surtout elle pensait à tous les dessins colorés qu’elle ne pourrait plus jamais réaliser, elle qui prenait tant de plaisir à dessiner et à peindre. Elle qui, de quelques coups de crayons de couleurs ou de pinceau croquait si facilement un arbre, une maison, un personnage ou un iguane vert des îles lointaines. Elle qui avait tant d’imagination pour réaliser des cartes de joyeux anniversaire et de bons vœux !
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La petite fille était désespérée car les enfants et les grandes personnes présentes dans la salle riaient de son malheur et s’apprêtaient à rentrer chez eux. Alors prise de rage, elle saisit sa boîte de crayons de couleurs et la lança de toutes ses forces par la fenêtre.
Malgré le brouhaha des gens qui riaient et qui commençaient à s’en aller, tout le monde entendit distinctement le bruit de la boîte de crayons s’écrasant sur le sol. Et c’est à ce moment là qu’un grand silence se fit…
En heurtant le carrelage de la terrasse, la boîte s’était défaite, tous les crayons s’étaient éparpillés et le bout de leurs mines s’était touché. Ce contact avait provoqué une telle réaction que dans toute la salle ce fut comme une révélation. Le voile gris qui depuis toujours enveloppait les objets et les gens disparut comme par enchantement.
Une illumination soudaine avait envahi la pièce et toutes les couleurs jusqu’alors invisibles apparurent, plongeant les spectateurs dans une stupéfaction jamais ressentie.
Oubliant la petite fille, tous les gens se mirent à parler en même temps, à toucher leurs habits, les murs de la salle, les objets. Ils se mirent surtout à se regarder dans les yeux, cherchant partout un miroir pour se voir et s’admirer car ils avaient remarqué que les yeux aussi avaient des couleurs différentes. Et comme personne ne connaissait le nom de ces couleurs, chacun voulait voir à quoi ressemblaient ses propres yeux…

Pendant ce temps, la petite fille, qui elle aussi avait retrouvé “ses” couleurs, sortit de la pièce et alla récupérer ses crayons. Elle observa que c’était seulement dans la salle et sur la terrasse où les mines des crayons s’étaient légèrement touchées que le miracle s’était produit.
Tout l’extérieur avait conservé sa grisaille et sa tristesse. Ciel, paysage, arbres, herbe et fleurs, tout baignait encore dans un léger brouillard malgré la présence du soleil.
La petite fille retourna alors dans la salle et demanda à tout le monde de faire le silence et de l’écouter.
Malgré la vive émotion et l’excitation tout à fait compréhensible qui suivit l’extraordinaire phénomène, elle réussit à se faire entendre et demanda qu’on lui apporte un petit couteau, un mortier et un pilon de laboratoire, précisant qu’elle avait une dernière expérience à réaliser.
Elle expliqua que c’était seulement dans la salle et sur la terrasse que les couleurs étaient apparues et qu’il restait encore à les faire revenir partout dans le village et alentour.
Sitôt qu’elle eut le matériel demandé, elle défit toutes les mines de ses crayons, les écrasa dans le mortier, les mélangea en une fine poudre qu’elle récupéra dans un petit récipient. Elle demanda ensuite au maire de rassembler tous les habitants du village sur la grande place de l’église de façon à ce que tout le monde assiste en direct à l’extraordinaire changement qui allait se produire.
Comme nous étions dimanche après-midi et qu’il faisait très beau, tout le monde voulait voir de ses yeux le miracle annoncé par la petite fille, d’autant plus que ceux qui avaient retrouvé leurs couleurs dans la salle les avaient désespérément toutes perdues sitôt qu’ils s’étaient retrouvés à l’extérieur.
Quand tout le monde fut rassemblé, le maire du village demanda qu’on fasse le silence, qu’on observe attentivement les gestes de la petite fille et qu’on garde son calme jusqu’à la fin de l’expérience.
La petite fille, debout sur une table pour être bien vue de toute la foule, prit délicatement le précieux mélange de couleurs formé des mines de ses crayons finement écrasées, ferma les yeux, se concentra de toutes ses forces et lança vers le ciel le contenu du récipient.
La poudre magique s’éparpilla en arc-en-ciel, comme les étoiles multicolores et brillantes de la baguette d’une fée.

D’un seul coup, un véritable arc-en-ciel se déploya dans le ciel devenu subitement bleu et tout le paysage se colora instantanément.
Un grand ohooo s’éleva de la foule, des applaudissements crépitèrent de partout et, comme cela s’était déjà produit dans la salle, tout le monde se mit à parler en même temps, à s’embrasser, à se toucher, à rire, à chanter et à danser.
Cette fois-ci, on n’oublia pas la petite fille et c’est le maire du village en personne qui alla la chercher pour la conduire à la mairie.
Une grande réception fut organisée l’après-midi même de ce beau dimanche, et de nombreux discours furent prononcés. La petite fille, très émue, était à l’honneur et on trinqua à sa santé. Mais dans son cœur, la tristesse n’avait pas totalement disparu car elle n’arrêtait pas de penser à ses parents qui devaient remuer ciel et terre pour la retrouver.
Or, c’est seulement en début de soirée, alors que monsieur le maire, ceint de son élégante écharpe multicolore, annonçait solennellement qu’il allait changer le nom du village, en remplaçant Griseville par Gaïaville, et remettre à la petite fille une baguette de fée d’or pour la remercier de l’extraordinaire miracle qu’elle venait d’accomplir, qu’on apprit qu’un jeune homme et qu’une jeune femme inconnus étaient arrivés dans le village.
Lorsqu’au milieu de la fête, de la musique et des chants, ce jeune homme et cette jeune femme franchirent la grande porte de la mairie et pénétrèrent dans la salle de réception peinte de toutes les couleurs, une haie se forma à leur passage et des applaudissements crépitèrent.
Tout le monde avait compris que c’étaient la maman et le papa de la petite fille qui, après deux jours de recherche, avaient retrouvé sa trace et arrivaient juste à temps pour la voir recevoir des mains de monsieur le maire la récompense méritée.
Tout le monde avait compris aussi que c’étaient eux qui allaient lui passer, comme après l’élection d’une miss, cette magnifique écharpe de soie où était brodée en lettres de toutes les couleurs la splendide inscription :

Et c’est ainsi que se termina la magnifique aventure de la petite fille aux yeux très bleus qui adorait les couleurs et qui passait son temps à dessiner.
Parce qu’elle avait redonné leurs couleurs à l’herbe, au ciel, aux arbres, aux fleurs, aux yeux et au cœur des habitants d’un village lointain, perdu autrefois dans la grisaille, son nom devait rester à jamais inscrit dans toutes les mémoires…
Elle s’appelait tout simplement Gaïaelle.
Fin
Texte Raymond Joyeux
Illustration : Chantal Béné
Ce texte sous copyright est la propriété exclusive de l’auteur.
Tous droits de reproduction réservés
Un grand merci amical à Chantal Béné pour ses dessins.
Publié le dimanche 10 août 2025
par Raymond Joyeux









